Scène émergente

Bons baisers de Russie

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 1 octobre 2008 - 1015 mots

En parallèle à l’ouverture du nouveau centre d’art Le Garage, la galerie Gagosian présente à Moscou une exposition de qualité muséale pour ses clients russes.

MOSCOU - L’art contemporain bénéficie d’une nouvelle forme d’engouement en Russie, comme dans beaucoup de pays dits émergents. Le 16 septembre a été inauguré à Moscou un nouveau lieu, Le Garage, centre pour la culture contemporaine de Moscou, fondé par la jeune et riche Daria Joukova – par ailleurs compagne du tycoon Roman Abramovitch. Installée dans un immense dépôt d’autobus édifié en 1926-1927 par Konstantin Melnikov, la structure y met en scène une partie de la conséquente rétrospective consacrée à Ilya et Emilia Kabakov – récompensés le même jour par l’attribution, dans la catégorie Sculpture, du prestigieux « Praemium Imperiale », décerné chaque année par la Japan Art Association. Les deux autres volets de cet hommage se tiennent au Musée Pouchkine et au dynamique et rafraîchissant centre d’art contemporain Winzavod.

Le lendemain, c’est avec le rugissement de six motos lancées sur un podium par Aaron Young au cours d’une performance très enthousiasmante (Arc Light, 2008), que s’est inaugurée à Moscou, dans une ancienne chocolaterie répondant au nom d’Octobre Rouge, l’exposition « For what you are about to receive » (Pour ce que vous allez recevoir) organisée par la galerie Gagosian (New York, Londres). À force d’acrobaties et de gomme brûlée sur un sol préalablement enduit de différentes nuances de rouge, les engins y ont laissé apparaître des dessins, en une nouvelle forme d’abstraction gestuelle !
C’est l’un des intérêts de cette exposition, organisée par Victoria Gelfand, responsable de l’antenne londonienne de la galerie, et Sam Orlofsky, commissaire d’exposition de la galerie à New York, que de tracer quelques perspectives entre des artistes déjà historiques et de plus jeunes recrues à partir d’une double thématique, simple mais efficace lorsque les œuvres sont de qualité : l’abstraction gestuelle et géométrique, d’une part, le recours à l’objet et la persistance de l’esprit du ready-made, d’autre part. Présentée par ses promoteurs comme étant à la fois commerciale et éducative, pour un public moscovite pas forcément initié, la manifestation peine toutefois à remplir ce dernier rôle, souffrant de l’absence navrante de tout cartel.

Dialogues étonnants
S’engagent quelques dialogues inattendus, dont les plus subtils sont à trouver dans une belle salle où s’affirme la permanence d’interrogations toujours vivaces quant à la peinture géométrique, avec une évolution vers d’autres moyens et modes d’expression qui lui insufflent une fraîcheur constante. Ainsi, un Mark Grotjahn noir et rayonnant (Untitled (Black to Brown Butterfly, Green MG07 #747), 2007) semble tenir salon avec un Lichtenstein aux mouvements très nerveux (Eclipse of the Sun, 1975), quand des peintures sorties de l’imprimante de Wade Guyton (Untitled, 2007), sur lesquelles l’outil a laissé des traces du processus de fabrication, s’accordent à merveille avec des toiles tout en finesse d’Agnes Martin (Words, 2001) et Ellen Gallagher (Laugh Tracks, 1994). Plus loin, Jim Hodges, avec une délicate toile d’araignée en chaînette à effet strass (Hello, again, 1994-2003), ne rougit pas de la proximité d’un Homme courant (1960) en bronze de Picasso, de figurines de Giacometti et d’un formidable Caribou Skull (2006) doré de Sherrie Levine.
David Smith, Calder, Pollock, Ed Ruscha, Koons, Fontana…, au rayon des grands noms, l’accrochage frappe fort, avec aussi deux belles toiles de De Kooning, une série de six tableaux de Cy Twombly (Untitled (Bacchus 1st Version), 2004), et un rare Achrome (vers 1962) de Piero Manzoni, parsemé de petits cailloux.
C’est face à cette qualité muséale que se marquent quelques limites à l’exercice, lorsque le choix de certaines des plus jeunes pousses ne convainc pas, voire dessert le propos. Dans une grande salle globalement réussie, si Aaron Young tient toujours bien la distance avec une barrière de grillage dorée, défoncée et taguée par endroits (« WeDon’tNeedNo… ED-U-Kat-I-On ! » (no solutions), 2008), l’amas d’objets trouvés, collés sur un tableau et laqués d’argent d’Anselm Reyle (Untitled, 2008) apparaît au mieux grotesque face à Tom Friedman (Butt Ugly Sculpture, 2008) ou à la puissance du panier de basket de Richard Prince, fait de cannettes tombant en grappes jusqu’au sol (Untitled, 2008). De même, les sol et plafond en miroir de Banks Violette (Anthem (open grave) for G.E.E., 2008), partiellement brisés, achèvent de s’effondrer lorsqu’on les découvre après une féroce installation de Steven Parrino, toute en plaques de placoplâtre noires arrachées et posées en vrac (13 Shattered Panels (for Joey Ramone), 2001). La seule « branchitude » ne constitue en aucun cas un critère de qualité.

Un contexte difficile ?
Avec cette opération d’ampleur – la centaine d’œuvre réunie était estimée à plus de 300 millions de dollars –, Larry Gagosian a pris place et date dans un contexte difficile, marqué par la crise géorgienne et le gel des investissements étrangers en Russie qui en découle.
Pourtant, l’argent coule à flots dans l’ex-pays soviétique. Selon l’édition russe du magazine Forbes, le nombre de milliardaires y a presque doublé en 2007, passant de 60 à 110. Si selon l’édition américaine, les milliardaires seraient au total 1 125 de par le monde, près de 10 % se trouveraient donc en Russie. Récemment, le journal Ogoniok relevait, quant à lui, l’existence de 200 000 millionnaires en dollars dans le pays. Des chiffres impressionnants donc, tout comme le potentiel de croissance du marché de l’art. Des acheteurs russes ont d’ailleurs été aux premières loges lors de la vente aux enchères de Damien Hirst qui s’est tenue aux mêmes dates, les 15 et 16 septembre, chez Sotheby’s à Londres (lire p. 27). Il n’y a pas de hasard.
Sans sauter le pas, risqué, de l’ouverture d’une véritable antenne moscovite, Gagosian, qui avait déjà organisé un événement similaire l’an dernier à pareille époque, a pris sur ce terrain une bonne longueur d’avance sur ses compétiteurs.

FOR WHAT YOU ARE ABOUT TO RECEIVE, jusqu’au 25 octobre, galerie Gagosian, Ancienne chocolaterie Octobre rouge, Besenevskaya Naberezhnaya 6, Moscou, Russie, tél. 7 020 7841 9960, www.gagosian.com, tlj sauf lundi 12h-20h.
ILYA ET EMILIA KABAKOV, jusqu’au 19 octobre, Le Garage, Centre pour la culture contemporaine de Moscou, Ulitsa Obraztova 19A, Moscou, tél. 7 499 503 1048, www.garageccc.com.

FOR WHAT YOU ARE ABOUT TO RECEIVE

- Commissaire : Sam Orlofsky, galerie Gagosian, New York
- Nombre d’artistes : 46
- Nombre d’œuvres : 92

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°288 du 3 octobre 2008, avec le titre suivant : Bons baisers de Russie

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