Anne Lacaton & Jean-Philippe Vassal, architectes

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 22 septembre 2010 - 1476 mots

Chargés de l’aménagement des friches du Palais de Tokyo, les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal libèrent l’espace physique et mental.

Les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal sont de la famille des discrets. Malgré leur capacité à jongler avec des budgets tendus, leur maîtrise des équipements transversaux et des logements, ils ont très peu bâti. Reconnus à l’étranger, ils n’y ont toutefois pas construit, hormis le café Una dans le MuseumsQuartier de Vienne, en Autriche. Un espace qui ne leur ressemble guère, tout droit inspiré d’une mosquée ottomane ou de la maison de Pierre Loti.  « Ils ont peu construit car ils ne délèguent pas. Ils font de l’architecture comme un réalisateur de film d’auteur, comme Éric Rohmer, explique l’architecte Patrick Bouchain. Leur démarche est culturelle, contextuelle, et ils seraient perdus à l’étranger, cela ne deviendrait que formel. » Leur esthétique cérébrale, leur axiome – moins de matière-plus de matière grise –, leur utopie concrète les rapprocheraient plus des architectes modernistes tel Buckminster Fuller que des grandes stars médiatiques. « Aujourd’hui, il y a une surenchère de personnalité ou de particularité. Eux n’ont pas d’architecture «signée « comme Jean Nouvel ou Zaha Hadid, constate l’historien de l’architecture Patrice Goulet. Ils ne sont pas dans un courant qui formaterait une règle du jeu. C’est presque comme s’ils étaient impersonnels. C’est le propre du mouvement moderne que d’être anonyme, de répondre à la fonction et non aux besoins de promotion personnelle. » 

Des espaces non cloisonnés
Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal sont entrés en architecture comme on entre en religion, sous le signe d’un hasard mêlé de conviction. L’une, parce qu’elle y voyait un champ libre et ouvert. L’autre en regardant les bâtiments modernistes de Casablanca, au Maroc, où il a grandi. « C’était une architecture généreuse, optimiste, avec un regard de l’intérieur vers l’extérieur, que l’on peut retrouver à Dakar ou à Beyrouth », observe-t-il. 

Leur attrait pour les espaces non cloisonnés et mobiles et leur goût du recyclage découlent sans doute du Niger, où Jean-Philippe Vassal a travaillé de 1980 à 1985. Mais l’influence la plus forte sera celle de feu l’architecte bordelais Jacques Hondelatte. Comme leur mentor, les duettistes ne cherchent pas leurs idées au fil du crayon, mais vivent l’architecture d’abord en pensée avant de la coucher sur le papier. Un temps de conceptualisation et de recherche qu’ils refusent de compresser, quitte à impatienter leurs clients. « Il y a un risque à être pris par le dessin plutôt que par la réalité de l’espace. Il est difficile d’avoir très vite une vision formelle de tout », défend Jean-Philippe Vassal. Bien que cérébraux, les duettistes sont en prise avec le réel. Mieux, ils essayent d’en extraire le meilleur sans pour autant se substituer à l’usager. Lorsqu’un couple d’agents de la SNCF, les Latapie, leur commandent en 1993 une maison à Floirac (Gironde), ils écoutent longuement leurs commanditaires et respectent leur budget modeste de 450 000 francs. « La maison a de la lumière et de l’espace, on ne s’y sent pas enfermé. Elle bouge tout le temps. C’est un éternel recommencement », confie Thierry Latapie, propriétaire de la maison. Et d’ajouter : « Avec Anne et Jean-Philippe, nous n’avons pas démarré à partir de quelque chose de défini, mais la maison se montait avec notre regard. » C’est bien de l’humain, de ses désirs et de ses rêves que part le duo. Cette empathie doublée d’un sens de l’écoute se vérifie dans tous leurs projets. « Ils représentent ce que devrait être un architecte : quelqu’un qui comprend l’identité des personnes qui font appel à lui et trouve un vocabulaire qui leur correspond. Ils transforment les problèmes en solution », résume Jérôme Sans, ancien codirecteur du Palais de Tokyo, à Paris. 

De manière ferme mais respectueuse, Lacaton et Vassal amènent leurs interlocuteurs à réviser leurs présupposés. Ainsi rejettent-ils les idiosyncrasies de l’art actuel, notamment le white cube, qu’ils ont essayé d’éliminer lors de leur premier aménagement du Palais de Tokyo. « Ils se sont battus en permanence pour que le Palais ne devienne pas en quelques mois un cube blanc, pour que l’on ne s’enferme pas dans un prétendu confort. À chaque tentation, ils résistaient. Ils nous ont amenés à concevoir le Palais comme une place Jemâa el-Fna [située à Marrakech] », poursuit Jérôme Sans. « Ils libèrent de l’espace aussi bien physique que mental, et conduisent à penser autrement la présentation des œuvres d’art, renchérit Hilde Teerlinck, directrice du Fonds régional d’art contemporain (FRAC) Nord-Pas-de-Calais. Ils expliquent que quatre murs ne créent pas nécessairement un espace, alors qu’on aurait tendance à cloisonner les choses. » Pour le FRAC, dont l’ouverture est prévue à Dunkerque en 2012, ils ont pris à rebours les usages de l’art contemporain, préconisant l’emploi optimal de la lumière naturelle dans les salles d’exposition. 

« Cage de scène »
Pour Lacaton et Vassal, l’architecture doit être l’objet d’une appropriation par ses occupants. D’où le côté ébauche de l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes, livrée l’an dernier. « Nantes n’est pas un objet fini, c’est une cage de scène. Ils ont donné le mécanisme le plus performant possible, et laissé aux gens le soin de monter leur propre spectacle », précise Patrice Goulet. Leur confiance dans l’usager n’est pas toujours récompensée. Ainsi lors de la Documenta à Cassel (Allemagne) en 2007, les organisateurs ont, en la fermant entièrement, dénaturé la serre que les architectes avaient conçue. « Ils ont mis en place des conditions stéréotypées en surprotégeant les œuvres. Il y avait possibilité de faire autrement », déplore Anne Lacaton. Celle-ci tique aussi devant l’évolution du Palais de Tokyo dont ils doivent désormais aménager les friches. « Le lieu s’est éteint petit à petit, pas forcément sur le plan de la programmation, mais il s’est fermé, des transparences ont été bouchées. On a perdu le côté espace à l’infini et on aimerait le retrouver, confient-ils de concert. Il ne faut pas le compartimenter. C’est un paysage. Il ne viendrait à l’esprit de personne de remplir un paysage ! » Pour cela, ils entendent rétablir les connexions rompues et instaurer une circulation à la fois verticale et horizontale.

Soucieux de dégager un maximum d’espace, Lacaton et Vassal préfèrent en donner plus que ne réclament leurs commanditaires, sans gonfler pour autant l’enveloppe budgétaire. Un altruisme qui déroute parfois leurs interlocuteurs figés sur les cahiers des charges… Dans le cas du FRAC Nord-Pas-de-Calais, ils ont décidé de conserver la vieille halle, en construisant à côté une structure jumelle tout en transparence, sans aucun coût supplémentaire. « Ils ont compris que, dans le territoire dunkerquois, il ne faut pas mettre l’art contemporain sur un piédestal, souligne Hilde Teerlinck. C’est pour cela qu’ils ont voulu garder la halle vide et construire une structure à côté. Les gens d’ici sont émus, car la halle fait partie de leur mémoire, ils l’appellent la cathédrale. » Leur notoriété croissante n’a pas boursouflé leur ego. Perfectionnistes, ils surveillent à la loupe chaque projet. Au Palais de Tokyo, où ils avaient transféré leur agence, ils ont vécu au jour le jour le lieu qu’ils concevaient pour en mesurer pleinement les problèmes. « J’ai toujours eu le sentiment, que j’appelle Anne, Jean-Philippe ou le chef de projet, qu’il n’y avait pas de rupture, y compris sur la question des détails », remarque Philippe Bataille, directeur de l’Ecole d’architecture de Nantes. Dans le binôme, Anne Lacaton semble plus pragmatique tandis que Jean-Philippe Vassal serait plus lyrique. « Anne est dans le faire, dans la construction. Chez Jean-Philippe, il y a un outil intellectuel, mais Anne a la rage de la mise à l’épreuve de l’outil et une curiosité de l’autre », observe Patrick Bouchain.

Étrangement, leur maîtrise des budgets serrés ne leur facilite pas l’obtention des contrats, notamment dans le domaine des logements publics où ils aimeraient intervenir davantage. « Ils s’attaquent au secteur de la construction le plus paralysé et normé, constate Patrick Bouchain. Lorsqu’ils sont dans une situation opposée à leur démarche, ils l’affrontent avec les armes de la rationalité, ils ne lâchent pas, sont dans un dialogue jamais rompu. Ils installent une machine infernale qu’est le temps. » Mais le temps n’est pas tout. La rigueur de leur démarche laisse peu de place au jeu, au hasard et à l’improvisation une fois le projet dessiné. Peut-être leur manque-t-il un brin de souplesse, ou tout simplement l’épicurisme de Jacques Hondelatte.

Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal en dates

1954 Naissance de Jean-Philippe Vassal à Casablanca (Maroc)

1955 Naissance d’Anne Lacaton à Saint-Pardoux-la-Rivière (Dordogne)

1987 Créent leur agence à Bordeaux

1993 Construction de la maison Latapie à Floirac (Gironde)

2000 Aménagement du Palais de Tokyo, site de création contemporaine ; déménagement de l’agence à Paris

2008 Reçoivent le Grand Prix national d’architecture

2009 Construction de l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes

2010 Sont choisis pour aménager les friches du Palais de Tokyo

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°331 du 24 septembre 2010, avec le titre suivant : Anne Lacaton & Jean-Philippe Vassal, architectes

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