Le rapport sur l’indemnisation des commissaires-priseurs

Va-t-on vers une fracture dans la profession ?

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 27 février 1998 - 1575 mots

Le rapport remis au garde des Sceaux, Élisabeth Guigou, sur l’indemnisation des commissaires-priseurs propose d’adapter l’indemnisation à la situation hétérogène des études, d’en cantonner le montant à un préjudice « réel » établi à partir de données contrôlables, et de la subordonner à des choix clairs des intéressés. Cet exercice de transparence, qui s’accompagne de mécanismes de calcul tenant compte du dynamisme et des investissements des études, inquiète certains commissaires-priseurs (lire ci-contre). En rendant public ce rapport, la Chancellerie en entérine officieusement les conclusions et affirme sa volonté de pousser les feux. Le projet de loi sur la réforme des ventes publiques devrait être discuté au printemps par le Parlement. L’unanimité de la profession qui s’était faite sur le projet de 1997 pourrait ne pas résister à un texte qui souligne sa diversité et lui impose une transparence accrue.

PARIS - Il y a un an, le document sorti des travaux de la commission Léonnet avait d’emblée été qualifié “d’avant-projet de loi” par la profession. Le rapport “Caillette Favard Renard”, du nom des trois hauts fonctionnaires et magistrats qui l’ont préparé, alors même qu’il se cale sur le projet de loi de 1997, a été ravalé par Drouot au rang de “document de travail” dans un communiqué qui comporte des réserves sur les chiffres utilisés dans le rapport, “qui ne correspondent pas aux réalités des transactions effectuées à Paris”, et un premier grief implicite aux auteurs : être allé au-delà de l’ordre de mission du ministre en prenant position sur le cumul. Le contenu du rapport explique la perplexité, voire l’hostilité, d’une partie de la profession.

Indemnisation confinée au seul droit de présentation
Sur le principe de l’indemnisation, le rapport adopte pour l’essentiel l’argumentation du rapport du doyen Vedel (lire le JdA n° 46, 24 octobre). Il la complète d’un historique détaillé pour démontrer que les précédents invoqués dans le projet de loi de 1997 pour valider le principe d’indemnisation et son mode de calcul n’étaient pas pertinents (il s’agissait du cas des greffiers en 1965, et des avoués en 1971, sur la base de normes issues d’une circulaire de 1946, déclarées caduques en 1976).
Pour enfoncer le clou, comme l’avait fait autrement le professeur Vedel, les auteurs ont signalé avec quelque malignité qu’en 1988, le droit de présentation des agents de change avait été supprimé sans indemnité. De la sorte, le rapport confine le droit à indemnisation au seul droit de présentation et s’autorise une nouvelle approche pour le calcul de la valeur de ce droit. Cette nouvelle règle du jeu, qui n’enferme plus le Gou­vernement et le législateur dans des précédents jugés périmés, n’est évidemment pas à l’avantage des commissaires-priseurs.

Les aides anticoncurrentielles prohibées
Le rapport fait aussi l’état des contraintes européennes, en rappelant les griefs formulés par la Commission européenne en mars 1995, dont on découvre au passage qu’ils n’avaient jamais été totalement dévoilés (ainsi de la critique du “contrôle a priori des qualifications professionnelles”, dont il faudra tenir compte en évaluant l’obligation édictée par le projet de loi d’un “marteau agréé” dans les sociétés de vente). Il complète plus loin l’information en rappelant qu’il faut rester dans “une stricte logique d’indemnisation” confor­me au droit interne, mais également à l’article 92 du Traité de Rome qui prohibe les aides anticoncurrentielles, et signale que la Commission européenne a déjà rappelé cet impératif par un courrier de juin 1997. La Commission pourrait donc s’immiscer dans le processus d’indemnisation que le projet de 1997 traitait comme une simple affaire interne. Pour les commissaires-priseurs, cela signifie que l’indemnisation et ses modalités ne pourront se régler “en famille”.

Utiliser des données contrôlables
Enfin, le constat préliminaire de la très grande hétérogénéité de la profession explique et justifie l’approche rigoureuse et différenciée des situations. Sur ces bases, le rapport fixe des principes généraux d’une indemnisation correspondant à la “réparation d’un préjudice direct, matériel et certain”, en soulignant que le calcul doit “se faire suivant un processus répondant aux critères suivants : utiliser des données contrôlables ; donner un résultat comparable à ce qu’une vente aurait fourni si le statut actuel avait été maintenu ; tenir compte du dynamisme de l’office tant à travers son effort d’investissement que de l’évolution de ses recettes”. De ces principes découlent des mécanismes de calcul (lire ci-dessous), suivant les différentes hypothèses faites dans le rapport. On peut retenir pour l’essentiel qu’ils déterminent la mise à l’écart du produit semi-net, agrégat non comptable, pour le remplacer par des données extraites des déclarations fiscales : recettes nettes, solde d’exploitation net (de 1991 à 1995) et immobilisations corporelles non amorties (au 1er janvier 1998).

Évidemment, la mise à l’écart du produit semi-net qui privilégiait plutôt les études supportant des loyers et frais de personnels réduits, soit du fait de leur localisation (études de province), soit par une gestion se contentant de rentabiliser le monopole sans investissement, va incommoder nombre d’entre elles. Il conduira sans doute à des dissensions internes, d’autant que le quantum de l’indemnisation sera substantiellement réduit. Globalement, les 2 à 2,5 milliards de francs qu’espérait la profession sur les bases du projet 1997 se trouveraient ramenés dans une fourchette de 750 à 850 millions.

Le cumul supprimé
En ce qui concerne le financement, le fonds d’indemnisation serait alimenté, pour une durée maximum de dix ans, par une taxe sur les ventes aux enchères de 0,8 à 1 %, complétée de dotations budgétaires égales aux impositions sur les plus-values que devront acquitter les bénéficiaires. Les auteurs ont différencié leur analyse en proposant de modifier l’économie du projet de 1997 pour supprimer la possibilité de cumul (officier ministériel et commerçant), dont il était évident qu’il ne pouvait que conduire à des dérives. Si cette proposition est adoptée, les commissaires-priseurs souhaitant conserver leur statut pourraient néanmoins continuer à organiser des ventes volontaires, mais leur indemnisation serait limitée à la seule compensation de la perte du monopole, estimée forfaitairement à 250 000 francs par charge ; restant officiers ministériels, ils ne pourraient évidemment s’associer à la création de sociétés commerciales. Dans l’esprit des rédacteurs du rapport, cette hypothèse s’appliquerait à la plus grande partie (70 %) des études de province.

Cette dernière proposition, contraignant les études à un choix rapide et écartant les espoirs de “récupération” que le projet de 1997 avait pu faire naître, reflète l’esprit d’ensemble du rapport et sans doute de la Chancellerie : forcer la profession à conclure et installer la réforme dans la transparence. En indiquant que le projet de loi serait présenté au printemps, accompagné des décrets d’application, et que l’objectif serait l’été ou la rentrée plutôt que janvier 1999, la Chancellerie a manifesté sa détermination. On approche de l’épilogue du feuilleton. Et l’avant-dernier chapitre marque, selon l’usage, un (dernier ?) rebondissement de l’histoire.

Les modalités techniques : une taxe de 1 % sur les ventes

Le rapport propose un calcul de l’indemnité associant des données comptables contrôlables :
- les recettes nettes moyennes des années 1991 à 1995 (ce qui exclut les débours payés pour le compte des clients et les honoraires rétrocédés),
- le solde d’exploitation net (en excluant charges et produits financiers, gains et pertes divers) pour les mêmes exercices.
La moyenne des recettes serait affectée d’un coefficient 1, celle du solde d’exploitation d’un coefficient 3, puis on effectuerait la moyenne arithmétique de l’ensemble. On y ajouterait la valeur des immobilisations corporelles non amorties au 1er janvier 1998 pour tenir compte des investissements récents, avec une fourchette de 15 % en plus ou en moins en fonction de la situation de chaque office. Ce mode de calcul serait appliqué pour tous les commissaires-priseurs renonçant à leur statut, soit pour créer des sociétés commerciales de ventes volontaires, soit pour quitter la profession. Le rapport se prononce contre le cumul possible des activités de ventes judiciaires et des ventes volontaires. Il propose que les offices maintenus puissent poursuivre les ventes volontaires, avec un mode particulier d’indemnisation :
- une indemnité forfaitaire de 250 000 francs compensant la perte du monopole,
- une indemnisation complémentaire éventuelle si la preuve est ultérieurement apportée d’un préjudice excédant l’indemnité forfaitaire de 250 000 francs.
À partir des statistiques fournies par la Direction générale des impôts, le rapport suppose que les commissaires-priseurs font 20 % de leurs recettes en judiciaire et que la valeur des immobilisations non amorties majorerait de 10 % l’indemnité de base. Le calcul fait également l’hypothèse que 10 % des commissaires-priseurs abandonneraient la profession et que 10 % du personnel des études (soit environ 200 personnes) serait licencié.
Sur la base du dispositif de 1997, il évalue l’indemnisation à 865 millions de francs, plus 30 millions pour les notaires et huissiers et 40 millions pour les indemnités de licenciement, soit un total de 935 millions de francs. Dans cette hypothèse, la taxe sur les ventes finançant l’indemnisation pourrait s’établir à 1 % pour dix ans maximum. Si le non cumul est adopté, avec maintien d’offices ministériels à activité mixte, les calculs de la Commission sont complétés d’une hypothèse supplémentaire : 75 % des offices provinciaux conserveraient le statut et 5 % de l’ensemble des commissaires-priseurs abandonnerait toute activité. L’indemnisation forfaitaire des études maintenues s’établirait alors à 58 millions, la compensation a posteriori à 32 millions, dont 8 millions pour les notaires et huissiers. Pour les autres (cessation ou passage en société commerciale), le coût serait de 609 millions. En tenant compte des indemnités de licenciement, l’addition globale serait de 739 millions de francs et le taux de la taxe de financement de 0,8 %.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°55 du 27 février 1998, avec le titre suivant : Va-t-on vers une fracture dans la profession ?

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