Histoire de l'art

Révisons l’histoire de l’art

La Renaissance artistique, une histoire… européenne

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 2 janvier 2021 - 1394 mots

EUROPE

Les historiens de l’art réévaluent la période à l’aune de sa continuité avec le Moyen Âge et de la vitalité des foyers artistiques en dehors de l’Italie.

Jean Cloué, Portrait de Guillaume Budé © Metropolitan Museum of Art, New-York
Jean Cloué, Portrait de Guillaume Budé, vers 1536, huile sur bois, 39x34cm.
© Metropolitan Museum of Art, New-York.

Longtemps, l’affaire semblait entendue. La Renaissance marquait une brutale et profonde rupture avec la période précédente, le Moyen Âge, inaugurant une nouvelle ère. Une nouvelle civilisation même, permettant au monde occidental d’entrer dans les Temps modernes. Cette révolution mettait fin à des siècles d’obscurité et de régression intellectuelle et artistique. Après des temps sombres et barbares, l’Europe renouait enfin avec le raffinement et la culture. Depuis des décennies, historiens et conservateurs tentent de corriger cette lecture erronée, tributaire des clichés du XIXe siècle et notamment du regard de Jules Michelet. C’est en effet lui qui forgea le mot de « Renaissance » et le concept d’une époque brillante succédant abruptement à un âge sombre. Évidemment, ces facilités scolaires n’ont aujourd’hui pratiquement plus cours. Certains historiens vont même jusqu’à réfuter l’existence de la Renaissance.

On se souvient de l’onde de choc provoquée par l’essai de Jacques Le Goff « Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? ». Dans ce texte publié en 2014, le grand médiéviste pourfendait les périodisations rigides et défendait en revanche l’idée d’un « Long Moyen Âge » ne s’achevant qu’au XVIIIe siècle ! Pour lui, cette période marquait un véritable changement d’ère par rapport aux siècles précédents, en raison notamment de l’essor du progrès, de la science et de la philosophie moderne. Pour Le Goff, la Renaissance ne constituait donc pas une période particulière, mais la dernière renaissance du Moyen Âge, qui a compté une série de renaissances, au sens de rénovations. Il estimait d’ailleurs que plusieurs innovations majeures dont la Renaissance est souvent créditée, comme l’Humanisme et l’évolution drastique de l’art, trouveraient en réalité leur source dans la période antérieure.

Un point de bascule vers 1400

Si peu d’historiens prônent une analyse aussi radicale, de nombreux spécialistes de la Renaissance défendent cependant une vision nettement plus nuancée que la légende dorée qui avait cours il y a encore peu. Moins idéologique, la lecture contemporaine de la Renaissance s’articule ainsi plus sur une logique de continuité que sur une dialectique de rupture. Les spécialistes appréhendent ainsi davantage cette période comme le prolongement et l’accentuation de phénomènes nettement plus anciens, hérités du Moyen Âge, notamment en lien avec le pré-humanisme qui prend corps au XVe siècle. Une nouvelle approche en somme qui bouleverse les scansions chronologiques habituelles. En France, par exemple, on estimait auparavant que la Renaissance commençait brusquement au début du XVIe siècle dans le sillage des guerres d’Italie. Selon la doxa, les Français auraient découvert ce style moderne, l’auraient importé et cet art nouveau aurait régénéré une création d’arrière-garde, pour ne pas dire moribonde. Les vaincus seraient en quelque sorte devenus les vainqueurs, en triomphant par les arts en imposant leur esthétique.

En réalité, les historiens de l’art n’envisagent plus les choses de manière aussi binaire et considèrent que la Renaissance française a débuté bien plus précocement et qu’il ne s’agit pas d’un art d’importation. Mais, au contraire, d’un univers plus subtil et complexe qui prend ses racines dans un substrat international préexistant dans le Royaume. Le vrai « point de bascule » se situerait plutôt au début du XVe siècle comme l’a démontré l’exposition « Paris 1400 », au Louvre en 2004, mettant en lumière le raffinement inouï de cette période, sa force d’invention et l’intense émulation entre de riches mécènes et talentueux artistes européens implantés en France. « Il y a clairement un mouvement très fort à partir de 1400, confirme Thierry Crépin-Leblond, directeur du Musée national de la Renaissance. Cela décroît ensuite autour de la défaite d’Azincourt, puis il y a un élan après la guerre de Cent Ans, qui se poursuit au cours du XVIe siècle. Il n’y a pas une date, une rupture, qui marque l’entrée dans la Renaissance, mais un mouvement continu qui s’amplifie. La Renaissance constitue un phénomène d’accélération, du fait notamment de l’imprimerie, d’échanges en réalité antérieurs. On ne peut donc plus considérer la Renaissance comme monolithique, ni déterministe, ni purement italienne. »

L’influence du Nord

L’autre révolution conceptuelle des dernières décennies est en effet la remise en perspective de l’influence italienne. Depuis la genèse de l’histoire de l’art au XIXe siècle, la Renaissance italienne avait clairement pris le dessus sur toutes les autres manifestations de cette période en Europe. Une admiration universelle qui tend non pas à s’atténuer, mais à laisser davantage de place aux autres foyers qui ont joué un rôle au moins aussi important, à commencer par l’art flamand dont on réévalue depuis deux décennies l’importance et la vigueur. « Aujourd’hui, force est de constater que les artistes du Nord ont eu autant d’importance que ceux du Sud. Cet entrelacement que l’on observe dans l’art français du XVIe siècle, on le retrouve d’ailleurs aussi Espagne et en Angleterre », remarque Thierry Crépin-Leblond. En France, c’est l’exposition « François Ier et l’art des Pays-Bas », au Louvre en 2017, qui a dévoilé au grand public cette facette méconnue. Elle révélait le rôle majeur qu’ont joué les Flamands y compris à Fontainebleau, foyer pourtant toujours présenté comme une colonie italienne.

Ce vaste panorama montrait que la présence décisive des artistes septentrionaux ne se cantonne pas d’ailleurs à Paris ou dans les cercles royaux. Bien au contraire, ces artistes étaient plébiscités par des commanditaires à travers tout le royaume, en Picardie, en Normandie, en Bourgogne, sans oublier en Champagne. Ils ont en outre été prolifiques dans tous les domaines : l’orfèvrerie, la tapisserie, le vitrail, la peinture, l’enluminure ou encore la sculpture. Si certains étaient déjà identifiés, comme Godefroy le Batave, Jean Clouet, ou encore Noël Bellemare, d’autres sont des redécouvertes récentes. À l’instar de Grégoire Guérard, pour ne citer que le plus spectaculaire. Cet artiste méconnu il y a encore peu serait l’auteur d’une œuvre exceptionnelle, puisque son corpus constituerait en effet le plus vaste ensemble de tableaux d’histoire en France au XVIe siècle. Ce peintre érudit, qui était un parent d’Érasme, a tissé une œuvre d’une grande finesse et inventivité iconographique. Sa redécouverte en a fait une des coqueluches des musées qui s’arrachent les rares tableaux de sa main encore sur le marché. Après Troyes, c’est ainsi le Musée des beaux-arts de Dijon qui vient de préempter un de ses tableaux.

Michiel Coxcie, un maître sort des limbes

La multiplication des projets de recherche et d’expositions fait logiquement ressurgir des artistes oubliés ; y compris de grands maîtres. L’une des découvertes majeures sur l’art de la Renaissance concerne ainsi une véritable vedette pourtant totalement absente des récits canoniques. En 2013, le Musée de Leuven en Belgique révélait au grand jour Michiel Coxcie. Un inconnu qui fut pourtant si célèbre que ses contemporains l’avaient surnommé « Le Raphaël des Flandres ». L’artiste, qui a fait le voyage en Italie, s’y est en effet nourri des sources antiques, mais aussi des maîtres de la Renaissance. De ce voyage fondateur, il ramène des éléments stylistiques nouveaux dans le Plat Pays, notamment une monumentalité inédite qu’il conjugue avec le goût du détail et le sens de la couleur typiquement flamands. Sa manière révolutionnaire séduit la cour, et Coxcie devient le peintre favori de l’empereur Charles Quint, puis de son fils Philippe II. On redécouvre aujourd’hui que ses retables, vitraux et tapisseries ont profondément influencé les peintres de son temps, mais aussi, plus tard, un certain Rubens.

Isabelle Manca

Les renaissances françaises

Certaines expositions constituent de puissants accélérateurs pour la recherche et sa diffusion. Preuve en est l’onde de choc provoquée par « France 1500 », au Grand Palais, en 2010. Manifestation séminale, elle a ouvert une profonde brèche dans le réexamen de la Renaissance en France, et notamment dans la reconsidération de plusieurs foyers sous-évalués. En moins de dix ans, de nombreuses régions se sont ainsi attelées à mettre en lumière ce patrimoine méconnu, de Nancy à Lyon en passant par Langres et Toulouse. À chaque fois, le constat est similaire : cette période a été d’une richesse et d’un dynamisme insoupçonnés aux quatre coins de l’Hexagone, et chaque foyer a suscité des artistes passionnants. Des artistes majeurs non seulement à l’échelle de leur territoire, mais bien au-delà de leurs frontières, et souvent en étroite connexion avec de prestigieux foyers européens. Ces initiatives dessinent un panorama nettement plus riche de la Renaissance en France et balaient le cliché tenace que tout se passait uniquement dans le giron de la couronne, c’est-à-dire à Fontainebleau et dans le Val-de-Loire.

Isabelle Manca

1432
Jan Van Eyck achève le Retable de l’Agneau mystique qu’il avait commencé avec son frère Hubert (mort en 1426). S’il n’est pas l’inventeur de la peinture à l’huile, il en a perfectionné la technique de manière décisive.
1550
À Florence, Vasari publie les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et archi-tectes, une série de biographies d’artistes italiens. En 1604, à Ams-terdam, Van Mander publiera à son tour Le Livre des peintres, prenant soin d’y ajouter les artistes du Nord.
1494
Dürer voyage pour la première fois en Italie. Le peintre et graveur allemand est autant influencé par les artistes italiens, notamment par Mantegna, qu’il les influencera lui-même, à l’instar de Raphaël.
Renaissance
Traditionnellement, ce terme désigne la période de renouveau artistique qui, entre le XIVe et le XVIIe siècles, marque un retour – une renaissance – à l’Antique, en Italie et dans toute l’Europe.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°740 du 1 janvier 2021, avec le titre suivant : La Renaissance artistique, une histoire… européenne

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