ISF et œuvres d’art : moindre mal ou vrai danger ?

Avec le projet de loi de finances pour 1999, le gouvernement amorce une réforme de la fiscalité du patrimoine. Le Conseil national des impôts suggère d’étendre l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) aux œuvres et objets d’art. Tout ce qui touche à l’équilibre d’un marché très fragilisé demande beaucoup de circonspection. Pour Jean-Marie Schmitt, la proposition du CDI, à condition de ne pas être détournée par Bercy, pourrait n’être qu’un moindre mal. Pour les professionnels, c’est un dangereux engrenage. Au-delà des réactions à chaud que nous publions, une analyse approfondie s’impose. Nous ouvrons le débat.

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 8 juillet 1998 - 1276 mots

Sous bénéfice d’inventaire, le rapport du Conseil national des impôts peut paraître plutôt rassurant. Dans la refonte qu’il propose, à partir d’une remarquable analyse de l’imposition du patrimoine, les professionnels pourraient globalement trouver davantage de motifs de satisfaction que d’inquiétude. Il recommande d’inclure dans le forfait mobilier tous les meubles meublants, les objets de collection de plus de cent ans, ainsi que les œuvres d’art. Ses constats et ses propositions se veulent réalistes. Encore faudrait-il que l’administration ne puisse à terme les détourner.

PARIS - De façon générale, le rapport remet en perspective le dispositif français de taxation du patrimoine, son poids et son rendement relatif – toutes taxes confondues, en particulier sur les transactions, donations, successions et ISF, 4 % des recettes de l’État –, son excessive complexité liée au développement des exonérations et plafonnement, “primes à l’ingéniosité fiscale”, ses bases réduites et corrélativement ses taux excessifs, sa collecte malaisée. Il conclut que le système est “incohérent et complexe”, ajoutant que ces “impôts privilégient les tarifs élevés, corrigés par des restrictions d’assiette génératrices d’injustice et d’inefficacité”, mais souligne qu’un “changement important dans l’équilibre des impositions pesant respectivement sur le capital et sur les revenus suppose tranché un choix de société” qui excède ses compétences. Le Conseil ne recommande pas “une remise en cause profonde de ces impôts, seulement leur remise en ordre”. Il s’est également attaché à situer le dispositif français dans le champ de la concurrence fiscale des pays de l’Union, ce qu’apprécieront les professionnels toujours inquiets des risques de délocalisation, réels s’agissant des œuvres d’art. La recommandation d’un “certain pragmatisme dans l’estimation des biens, et tout particulièrement de ceux les plus sujets à spéculation”, est également bienvenue. Les propositions d’augmentation des abattements et de baisse des taux sur les mutations à titre gratuit – donations et successions – pourraient à terme avoir aussi des effets favorables pour le marché.

Forfaitiser en proportion du patrimoine
En ce qui concerne l’ISF, la proposition d’extension aux œuvres et objets d’art est entourée de considérations prudentes débouchant sur un dispositif qui se veut réaliste. Le Conseil relève “l’intérêt national” de la protection du patrimoine culturel français et de l’encouragement à la création artistique, et donc “un intérêt collectif à favoriser la détention d’œuvres d’art par des particuliers résidant en France”. Il souligne aussi la nécessité de ne pas “perturber davantage la délicate mais nécessaire adaptation du marché de l’art français”. Le rapport signale que “le maintien de cette forme particulière d’exception culturelle” pourrait conduire à des conditions (intérêt culturel, bénéfice de la collectivité, maintien en France), mais précise que “cette logique apparemment rigoureuse se heurterait à d’importantes difficultés pratiques : exposition publique [...] difficilement envisageable ; part d’arbitraire excessive (dans la définition des œuvres d’intérêt national) ; identification sur des bases déclaratives comportant la quasi-certitude de très substantielles omissions [...] (ou recours) à des méthodes inquisitoriales dont l’acceptation serait plus que douteuse et les résultats rien moins qu’aléatoires. Gestion (posant) des problèmes pratiquement insolubles, inévitablement générateurs d’un dangereux scepticisme, sans exclure d’importants risques de contentieux”. Dans ce sens, le rapport du Conseil s’éloigne des suggestions du député Jean-Pierre Brard (lire page 42).

À partir de ce constat et pour sortir d’une exonération “fréquemment critiquée [...] qui peut apparaître [...] comme favorisant les détenteurs de patrimoines parmi les plus importants”, le Conseil propose d’“assujettir les œuvres d’art (mais) de forfaitiser [...] en proportion du patrimoine”. [...] “Concrètement, il s’agirait d’inclure dans le forfait mobilier tous les meubles meublants, quelle que soit leur nature et leur ancienneté, et par conséquent d’y comprendre les objets de collection de plus de cent ans, ainsi que les œuvres d’art. Le forfait mobilier pourrait demeurer fixé, comme il l’est actuellement, à 5 % de la valeur globale du patrimoine. Ce taux représenterait un plafond, mais les assujettis à l’ISF continueraient à pouvoir administrer la preuve d’une valeur inférieure en produisant un inventaire assorti d’estimations”.

Une remise en cause inquiétante
Évidemment, toute remise en cause du principe d’exonération est inquiétante en soi, d’autant que la pratique fiscale pourrait réintroduire les méthodes que conteste le Conseil des impôts, comme on l’a par exemple constaté en matière de succession. Il est vrai que les œuvres d’art supportent déjà la TVA, la taxe forfaitaire sur les plus-values et les droits de succession, et que l’efficacité fiscale de leur assujettissement à l’ISF pourrait être compromise par une délocalisation ou des omissions de déclaration en cascade, aboutissant à perdre plus d’assiette fiscale que l’ISF révisé n’en produirait. Mais, en sens inverse, l’exonération ne joue-t-elle pas paradoxalement contre la réhabilitation de la collection en France ? Le débat sur l’ISF gardera son caractère idéologique dans l’idéal égalitaire français, et l’exonération totale peut fixer des ressentiments qui peuvent être pénalisants à l’occasion d’autres débats. Dans ce sens, la proposition du Conseil des impôts, à condition qu’elle soit législativement constatée comme une évaluation forfaitaire sur laquelle l’administration ne pourrait en aucun cas surenchérir, serait peut-être la part du feu. Après des réactions à chaud, il appartiendra donc aux professionnels d’étudier à fond et d’évaluer cette proposition.

Une simulation

Si la taxation des œuvres d’art sur la base d’une évaluation forfaitaire de 5 % était retenue, quelle en serait l’incidence pour les contribuables disposant d’un patrimoine global supérieur à 4,7 millions de francs, seuil de taxation en 1997, en supposant que les œuvres d’art qu’ils détiennent représentent 5 % ou plus de leur patrimoine ? En ne diminuant pas les taux actuels, pour les contribuables de la première tranche (4,7 à 7,64 millions de francs), l’incidence serait de 0,5 % – taux de l’ISF 1re tranche – sur 5 % du patrimoine. L’ISF sur un patrimoine de 7 millions de francs passerait ainsi de 11 500 à 13 250 francs, soit 1 750 francs en plus. Pour les patrimoines dans la tranche de 7,64 à 15,16 millions de francs, la majoration s’établirait à 0,7 % de 5 % du total. Sur un patrimoine de 10 millions de francs, l’impôt passerait de 31 220 à 34 720 francs, soit 3 500 francs en plus. Il faut toutefois relativiser. L’évaluation à 5 % comprend l’ensemble des meubles et des œuvres d’art. On peut imaginer qu’un contribuable ayant un patrimoine taxable de 10 millions déclare déjà 500 000 francs de meubles pour son "fonds de maison", soit 5 %. Dans ce cas, il n’a rien à ajouter, ni aucun supplément à payer. L’augmentation serait de 1,2 % de 5 % pour les patrimoines de 23,45 à 45,58 millions de francs, et de 1,5 % de 5 % pour les patrimoines supérieurs à 45,58 millions de francs, soit plus 15 000 francs pour un patrimoine de 25 millions, et plus 75 000 francs pour un patrimoine de 100 millions (calculs avant plafonnement et majoration).

Si on raisonne globalement, c’est-à-dire en termes de produits additionnels pour l’État, on peut considérer que dans l’hypothèse la plus favorable (et improbable) pour le Trésor, le forfait mobilier – totalisant en 1996 4,5 milliards de francs pour un patrimoine global déclaré de 1 860,90 milliards – passerait au maximum à 93 milliards de francs (5 % du total du patrimoine déclaré). Sur la base du rendement moyen actuel de l’impôt de 0,47 % – 8,9 milliards francs en 1996 pour un patrimoine déclaré de 1 860,90 milliards –, l’État, dans une hypothèse très optimiste, pourrait espérer un produit de 400 millions de francs, toutes choses restant égales. Mais comme l’élargissement de l’assiette de l’ISF devrait s’accompagner d’une baisse des taux, et compte tenu des effets de plafonnement, le produit réel devrait plutôt se situer à moins de 200 millions de francs. À peu près l’équivalent de la taxe forfaitaire qui frappe déjà les œuvres d’art.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°64 du 8 juillet 1998, avec le titre suivant : ISF et œuvres d’art : moindre mal ou vrai danger ?

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