Art en ligne

Zardulu, artiste virale

Par Capucine Moulas, correspondante à New York · Le Journal des Arts

Le 18 octobre 2018 - 1323 mots

Légende du Web aux États-Unis, créatrice de canulars visuels, Zardulu, figure anonyme, s’est confiée à l’occasion de sa première exposition en galerie, à New York.

New York.« Avez-vous déjà nourri les chats au cimetière de Montmartre ? » Au premier contact, Zardulu donne le ton. Un ton mystique, décousu, sibyllin, qu’elle tiendra tout au long de notre conversation de plusieurs jours sur Twitter, l’un de ses réseaux sociaux de prédilection. Contactée après l’annonce de sa première exposition, « Triconis Aeternis : Rites and Mysteries », qui vient d’ouvrir dans l’espace On Canal dirigé par la galerie Transfer à Brooklyn, l’artiste new-yorkaise, dont on ne connaît que le genre et l’origine, ne souhaite pas se montrer. « Par la nature de ma pratique, je n’aime pas rencontrer les gens en personne », justifie l’intéressée qui se définit comme une « artiste enchanteresse et prophétesse ».

Peu d’initiés connaissent l’existence de Zardulu. Ses œuvres, elles, ont fait le tour du monde. Une photo de raton laveur chevauchant un alligator en Floride, une vidéo de rat qui capture un selfie sur le portable d’un homme dans le métro new-yorkais, un poisson-chat à trois yeux pêché à Brooklyn… L’artiste a bâti sa réputation grâce à ses mises en scène absurdes, ses « mythes », qu’elle lâche de façon anonyme dans la jungle virtuelle et qui, dans le meilleur des cas, trouvent un public de « dizaines de millions de personnes », assure-t-elle. « L’une de mes réalisations en 2018 a fait plus d’audience que le président Trump pendant deux jours aux États-Unis, un exploit que presque personne au monde ne peut revendiquer », se félicite celle qui serait, selon la rumeur, à l’origine de la vidéo-sensation d’un rat qui traîne une part de pizza dans une rue de New York.

Mythes et viralité

Zardulu est sortie de l’ombre en octobre 2014. « Le collaborateur avec lequel je travaillais en Macédoine a révélé aux journaux locaux que j’avais déposé un crâne de loup-garou dans un champ de fermier juste avant qu’il ne le laboure », se souvient l’artiste, venue « collecter des contes traditionnels dans les montagnes transylvaniennes ». Elle raconte : « Finalement, plusieurs de mes réalisations ont été divulguées. J’étais terrifiée au début, je ne savais pas comment les gens allaient réagir. Mais j’ai vite découvert que cette révélation ne les intéressait pas du tout. »

Seule une dizaine de contenus, photos ou vidéos, ont été attribués à Zardulu. Celle-ci révèle cependant être à l’origine de « 60 ou 70 » canulars ces dix dernières années. « L’espace conceptuel entre la vérité et le mensonge n’a jamais été aussi large. À cause d’Internet et de sa nature virale. Le média est une guerre de mythes dont celui qui a le mythe le plus convaincant sort vainqueur, prêche cette fervente liseuse de cartes. Par exemple, les politiciens américains ont quitté la réalité et n’existent que dans un monde complètement mythologisé, qui ne peut exister que par Internet. Ce que je fais, et ce que font beaucoup d’autres créateurs de fictions sur Internet, c’est exploiter ce même pouvoir pour l’expression créative. » Elle assure cependant que « la politique et l’économie ne motivent pas [son] travail ».

Peut-on dire que n’importe quelle vidéo virale est une œuvre d’art ? « Si vous trébuchez sur un pot de peinture, est-ce que c’est un tableau ?, réplique Zardulu. Il y a une intention et un but dans les œuvres que je crée. Je voulais faire naître des questions telles que : quelle œuvre a eu le plus grand impact culturel entre Guernica de Picasso et la photo du monstre du Loch Ness ? Qu’est-ce qui devrait être exposé sur les marches du Louvre, la Victoire de Samothrace ou le premier déguisement de Bigfoot ? »

L’artiste a dressé des rats pour quelques-unes de ses réalisations, et la plupart de ses mises en scène requièrent des années de préparation. « J’ai fait des choses incroyables pour faire fonctionner mes œuvres. » Pour le raton laveur sur un alligator, une image qu’elle a « vue en rêve », l’artiste a empaillé elle-même les animaux, choisi un lieu et embauché un collaborateur. « J’ai dû plonger dans un marais en Floride. J’étais sous l’eau, en dessous de l’alligator. J’ai choisi d’organiser la séance photo le matin parce qu’il y avait un réel danger de tomber sur de véritables alligators, qui sont moins actifs le matin », raconte la prophétesse autoproclamée. « Pour le poisson-chat à trois yeux pêché dans le canal Gowanus, je savais que l’eau était toxique mais je ne savais pas qu’elle était corrosive. J’ai eu une brûlure chimique terrible sur le bras », atteste-t-elle.

En 2015, Zardulu fonde le « zardulisme » et publie son premier manifeste dans une langue fictive, inspirée d’un cryptogramme médiéval vénitien. Tandis qu’elle gagne en notoriété aux États-Unis et apparaît dans le New York Times, le Washington Post ou encore le Huffington Post, personne ne connaît son vrai visage. Sur les rares représentations d’elle-même, elle arbore un couvre-chef en forme de bouc ou un masque d’hiérophante – un prêtre de la Grèce antique qu’elle prétend incarner – assortis de tuniques aux allures orientales. Kelani Nichole, fondatrice de la galerie Transfer, qui travaille à l’élaboration de son exposition, ne l’a jamais rencontrée. « Nous communiquons par Twitter, par e-mails ou par téléphone », précise la galeriste. Pour elle, on ne contacte pas Zardulu, elle « se manifeste ».

« Je passe mon temps à “googler” la terminologie qu’elle utilise », plaisante la directrice de Transfer, qui apprécie la « magie de ne pas savoir ». Quand elle a reçu un message de Zardulu en septembre 2017, Kelani Nichole a tout de suite reconnu le personnage excentrique dont elle suivait le travail depuis quelques mois. « J’ai l’habitude de travailler avec des artistes de ce genre. Je suis à l’aise avec ce sens de la variabilité et du changement », souligne la spécialiste de design informatique, qui se définit davantage comme une « mécène » que comme une marchande d’art. « Il faut être ouvert d’esprit pour soutenir ce genre de pratiques, parce qu’elles ne sont pas conventionnelles, elles présentent un défi et ne rentrent pas dans les structures existantes du monde de l’art », estime la galeriste, qui assure toutefois que cette « mouvance avant-gardiste attire les premiers collectionneurs ».

C’est précisément pour cette ouverture d’esprit que Zardulu a choisi Kelani Nichole, raconte l’artiste. « Je pense que c’est l’une des rares qui commence à voir ces travaux comme quelque chose qui appartient à un même mouvement », écrit-elle. Car Zardulu n’est pas la seule à utiliser le Web comme support artistique. Elle cite les situationnistes des années 1960, « le premier groupe d’artistes à utiliser les canulars médiatiques comme des performances » ; les tenants de « l’art de la guérilla » au Royaume-Uni ; ou la « culture jamming », ce mouvement né dans les années 1980 qui détourne le fonctionnement des médias de masse. Mais l’artiste à tête de bouc se revendique du surréalisme. « Je me demande ce qu’André Breton aurait fait avec la fiction sur Internet… »

Exposer un avatar

Quant à son avatar, Zardulu, « elle est une version mythologisée de moi-même. Méticuleusement sculptée. Beaucoup de gens ont des comptes professionnels et personnels sur les réseaux sociaux, c’est à peu près la même chose ici », indique-t-elle. Mais comment exposer une artiste qui n’existe que sur le Web ? Le visiteur de l’exposition est accueilli par un panneau d’écrans sur lequel défilent quelques œuvres virales de l’artiste. L’espace présente sept pièces de taxidermie, chacune représentant un canular, et une œuvre recouverte d’un drap noir qui « sera révélée au cours de l’exposition, lorsque Zardulu le souhaitera », précise Kelani Nichole, le soir du vernissage. Pour cette première, deux personnages debout, masqués et en habit traditionnel scrutaient silencieusement l’assemblée dans un coin de la pièce. Derrière son masque d’hiérophante, l’artiste (que l’on distingue de son comparse à tête de sanglier grâce à ses mains féminines) a tenu un « rituel » d’inauguration en fin de soirée. Perchée sur un tabouret, la « faiseuse de mythes » a invoqué Hermès et invité les quelques convives présents à partager des fruits et de l’agneau. L’artiste est repartie aussi vite qu’elle est arrivée. « Je ne dirais pas que je suis quelqu’un d’incroyablement sociable », confiait-elle sur Twitter.

Triconis Aeternis : Rites et Mystères, de Zardulu la faiseuse de mythes,
jusqu’au 1er novembre, Transfer Gallery, On Canal, 321, Canal Street, New York.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°509 du 19 octobre 2018, avec le titre suivant : >Zardulu, artiste virale

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque