Politique culturelle

Vend musées contre pétrodollars

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 15 décembre 2006 - 1698 mots

Souhaité par les plus hautes sphères de l’État et défendu ardemment par le ministère de la Culture, le projet Abou Dhabi augure d’une ère mercantile pour les musées.

 ABOU DHABI - Malgré le mutisme imposé à tous, les rumeurs bourdonnent de manière de plus en plus sourde derrière les murs du palais du Louvre, où Henri Loyrette, son président-directeur général, continue à se murer dans le silence. Certains conservateurs, et non des moindres, auraient même menacé de démissionner si le projet d’Abou Dhabi (Émirats arabes unis) se concrétisait. Car pour bon nombre d’observateurs, Henri Loyrette se trouve désormais dans une posture délicate à assumer : celle de l’arroseur-arrosé. Après avoir démontré que son musée pouvait se vendre sans avoir à en rougir aux États-Unis, où le High Museum d’Atlanta (Géorgie) a versé plusieurs millions de dollars pour la location d’œuvres issues des collections du musée, comment résister, désormais, à la volonté émanant des plus hautes sphères de l’État de céder la marque Louvre à l’émirat d’Abou Dhabi, pressé de s’acheter une prestigieuse image culturelle à coup de pétrodollars (lire le JdA no 242, 8 sept. 2006, p. 63) ?

L’attrait de la marque
Quatre musées seront en effet construits de toutes pièces sur l’île de Saadiyat, vouée à devenir le nouveau pôle touristique de la capitale des Émirats arabes unis (EAU) : un musée d’art contemporain, dont le concept a été acheté pour la somme de 400 millions de dollars à la Fondation Guggenheim ; un musée d’histoire nationale ; un autre consacré à la mer et à la perle, et enfin un musée d’art classique. C’est pour la conception de ce dernier que notre pays a été sollicité. En échange, Abou Dhabi verserait entre 750 millions et un milliard d’euros à la France. Le projet se précise depuis la visite à Abou Dhabi, les 22 et 23 novembre, d’une délégation française comprenant d’éminents représentants d’institutions, des membres du ministère de la Culture et du Louvre, du Centre Pompidou et du Musée du quai Branly, mais aussi Francine Mariani-Ducray, directrice des musées de France. Cette dernière reste également silencieuse, comme si elle n’était pas le pilote de l’avion. D’après nos informations, la France apporterait son savoir-faire et ses conseils pour le choix de conservateurs internationaux et la formation de professionnels émiriens, mais aussi en matière d’acquisitions. Le musée fonctionnerait avec des prêts pour une durée de six à dix-huit mois d’œuvres issues des collections françaises – et pas seulement du Louvre – tandis qu’une équipe d’experts pourrait conseiller Abou Dhabi pour se constituer sa propre collection d’ici à 2012. Composée de conservateurs français, une commission d’acquisition sera créée à cet effet (ces conservateurs ne seront pas des membres du Louvre ou autres établissements pour éviter tout conflit d’intérêts). L’idée d’un parcours autour des arts décoratifs, destiné à évoquer le bon goût français, est aussi dans les esprits. Il pourrait être bâti en partenariat avec le Musée des arts décoratifs où, pour l’heure, on affirme ne pas avoir eu vent de l’appel du pied du ministère. L’idée française serait donc de vendre un projet issu d’un consortium de musées. Or celle-ci ne semble pas convaincre. « Le projet évolue beaucoup en ce moment, confirme un observateur qui suit le dossier. La partie française fait valoir que le type de musée encyclopédique voulu par Abou Dhabi est un concept un peu fatigué et qu’il faudrait imaginer un concept plus dynamique. » Mais les émirs résistent et veulent leur Louvre, comme on achète un sac de grand couturier. « Nous n’avons pas d’intérêt dans le projet culturel de ce musée, assure Stéphane Martin, président du Musée du quai Branly. Nous intervenons en revanche en qualité de conseil sur l’architecture, car le musée sera construit par Jean Nouvel, mais aussi en termes de stratégie culturelle. »

Une nouvelle agence
Côté français, on tente de gagner du temps, afin de savoir quels pourraient être les ressorts juridiques d’une telle cession de marque. Un récent rapport émanant de la commission sur l’économie de l’immatériel (lire l’encadré) est en effet très clair sur ce point : le projet d’Abou Dhabi serait « un premier test de la valeur de la marque Louvre […] les négociations actuelles portant sur le droit d’utilisation à titre onéreux de la marque française et de la durée de ce droit ». Et, en parallèle à la vente du projet Louvre, l’expérience sert de banc d’essai pour la promotion du savoir-faire français en termes de muséologie, en présentant un catalogue complet du meilleur des musées français. Pour ce faire, la Rue de Valois confirme sa volonté de créer une agence chargée des relations internationales. Celle-ci serait une plate-forme commune aux différents musées français destinée à répondre aux demandes émanant du monde entier, et serait placée directement sous la double tutelle des ministères de la Culture et des Affaires étrangères. Une troisième agence, en somme, entre une Réunion des musées nationaux à bout de souffle – et qui n’a jamais réussi à s’imposer à l’international – et CulturesFrance, qui n’a pas concentré son action sur les musées. La future « agence internationale des musées de France » – une petite société de conseil dont les grands établissements publics pourraient être actionnaires – élaborera un programme d’expositions temporaires en collaboration avec l’ensemble des musées français. « Jusque-là, nous avons prodigué nos conseils à l’étranger sans la moindre rétribution. Mais, si Hongkong nous demande de former des conservateurs, pourquoi le faire à titre gratuit ? », défend un conseiller du ministère. Abou Dhabi concrétiserait donc les aspirations mercantiles actuellement en vogue Rue de Valois et confirmerait les confidences récentes de quelques grands professionnels des musées français à qui l’on aurait interdit de travailler en direct avec l’étranger en qualité d’experts. Le ministère de la Culture rêve déjà de voir participer à son projet de grands établissements comme le château de Chambord, le Musée national des arts asiatiques-Guimet ou l’Union centrale des arts décoratifs, précisant qu’un certain nombre d’institutions, notamment en régions, sont partantes. « Bien sûr, elles seront rétribuées sous différentes formes : restauration, mise en sécurité du musée… », précise le cabinet du ministre. Un musée se verra-t-il refuser une subvention s’il n’a pas souhaité participer à une exposition d’ordre diplomatique ? « Les chefs d’établissement avaient jusque-là toujours réussi à préserver leurs musées des tentatives d’ingérence du politique, ce n’est désormais plus le cas », déplore l’un d’eux. Car les enjeux dépassent largement le monde des musées.

« Un musée du XXIe siècle »
Depuis moins d’un an, un véritable ballet diplomatique s’est joué entre la France et les Émirats, qui ont vu défiler plusieurs membres du gouvernement français : ministre de la Défense en juillet, des Affaires étrangères en septembre, des PME puis de l’Éducation nationale  en novembre, pour l’inauguration de la « Sorbonne-Abou Dhabi », destinée à accueillir, à terme, 1 500 élèves, et à délivrer des diplômes français d’humanités. Tout cela afin de décrocher de juteux contrats d’aéronautique, de biens d’équipements ou de matériel militaire. En 2003, les exportations françaises dans les EAU ont atteint le chiffre record de 2,928 milliards d’euros. La société pétrolière française Total est le premier investisseur français aux Émirats avec sa filiale Total ABK. Elle participe au projet Dolphin (réseau de gazoduc à vocation régionale) conduite par l’UAE Offset Group que dirige le prince héritier Cheik Mohammed Bin Zayed al-Nahyan. Alstom, toujours dans la région, serait sur le point d’emporter le marché pour la construction du métro de Dubaï. Pourquoi, dès lors, les musées ne feraient-ils pas partie du panier de la mariée ?
À ceux qui douteraient de l’intérêt scientifique ou artistique d’un tel projet, le ministère le vend comme  un « véritable laboratoire d’un grand musée du XXIe siècle », un lieu de « dialogue » entre les œuvres anciennes et contemporaines, entre l’Occident et l’Orient, promettant une grande liberté d’action aux conservateurs, et ce dans un pays d’ouverture, aux « aspirations démocratiques ». L’argument final tombe pourtant tel un couperet : « Si on ne le fait pas, d’autres le feront à notre place. »Une thèse qui ne semble pas convaincre les professionnels des musées. « Le problème, c’est le fond. Il n’y a pas de véritable projet scientifique, il s’agit de colonialisme pur. On sort sa marque comme n’importe quelle fabrique de hamburger », s’insurge un conservateur de région. Pourtant, la majorité d’entre eux préfère aujourd’hui se réfugier derrière le devoir de réserve plutôt que de dénoncer publiquement l’annonce d’une nouvelle ère pour le monde des musées français. Celle du musée comme outil diplomatique et monnaie d’échange. Il en va désormais de la responsabilité de chacun.

Le rapport qui fait peur

Commandé par le ministère des Finances, un récent rapport consacré à l’économie de l’Immatériel, rédigé par Maurice Levy, P.-D. G de Publicis, et Jean-Pierre Jouyet, chef du service de l’inspection générale des Finances, conforte une nouvelle conception des musées, considérés comme de potentiels produits commerciaux. Dans un chapitre consacré à « l’importance de l’image de la marque France pour notre croissance économique », le développement de ressources propres doit être un objectif prioritaire du ministère de la Culture (et de ses trente musées nationaux), tandis que les marques culturelles (le Louvre, Orsay, le Centre Pompidou…) doivent participer au rayonnement de la France et de son attractivité touristique. Et de citer en référence la formidable épopée financière de la chaîne de musées franchisés Guggenheim. Le texte encourage vivement la France à faire de même, notamment avec le projet d’Abou Dhabi. Il préconise la création de fonds de dotation pour les musées, à l’image des endowment funds américains, ainsi que la possibilité de louer ou de vendre certaines œuvres des musées nationaux, actuellement inaliénables. Pour ce faire, deux catégories seraient créées : les trésors nationaux et les œuvres dites « libres d’utilisation ». Ces dernières, toujours selon le rapport, devraient être inscrites à l’actif des établissements et être reconnues aliénables, leur vente étant destinée à financer exclusivement des acquisitions. Qui en décidera ? « Une commission ad hoc compétente ». Un pari qui pourrait être lourd de conséquences, l’histoire de l’art ayant déjà montré à quel point il était difficile d’apprécier aujourd’hui quels seront les trésors nationaux de demain… http://www.minefi.gouv.fr/ directions–services/sircom/ technologies–info/immateriel/ immateriel.pdf

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°249 du 15 décembre 2006, avec le titre suivant : Vend musées contre pétrodollars

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