Un travail d’équilibriste

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 25 juillet 2007 - 1283 mots

Les conservateurs et directeurs des musées nationaux doivent redoubler d’inventivité pour réussir à acquérir des chefs-d’œuvre malgré leurs ressources parfois limitées.

Achat en galerie ou chez les antiquaires, préemption en ventes publiques, dation, legs ou don, les moyens pour les musées nationaux d’enrichir leurs collections sont nombreux. Si les crédits varient grandement d’un établissement à l’autre, le talent d’équilibriste est devenu la qualité sine qua none de tout comité d’acquisitions.

« Nous savons qu’il y a deux grandes sessions par an de ventes d’arts primitifs, l’une en juin, l’autre en décembre et nous nous tenons prêts », explique Yves Le Fur, directeur adjoint du département du patrimoine et des collections du Musée du quai Branly, à Paris. L’explosion du marché de l’art primitif ayant même relégué les plus grands musées à l’arrière-plan, le Quai Branly n’a pu se permettre qu’une seule préemption au cours de la prestigieuse vente Vérité en juin 2006 : un linteau en bois polychrome de Papouasie-Nouvelle-Guinée, au prix de 58 000 euros. Un rendez-vous manqué, certes, mais avant la vente, le musée a reçu des mains de Claude Vérité un pupitre d’orateur en bois, de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Et en décembre, le Quai Branly a dépensé plus de la moitié de ses crédits (1,8 million d’euros au total) pour l’acquisition des masques rituels d’Alaska issus de la non-moins prestigieuse collection de Robert Lebel : un masque Yup’ik Inua d’un plongeon nageant à la surface de l’eau (363 388 euros) et un masque Yup’ik ou Athapascan (599 268 euros, dont 100 000 euros financés par la Société des Amis du Quai Branly), tous deux préemptés dans la vente organisée par Calmels-Cohen ; et un troisième, le masque dit de L’homme de la lune, directement acquis auprès de Jean-Jacques Lebel pour 700 000 euros (avec le concours de Métropole Gestion).

Pourtant, les efforts des conservateurs ne sont pas toujours payés en retour. Le Musée du Château de Versailles convoitait un rare tour à guillocher, inventé par Guillot et exécuté par Antoine Wolff en 1773, ayant appartenu au comte d’Artois et proposé chez Saint-Germain-en-Laye Enchères le 29 janvier 2006. Malgré le travail fourni en amont, le directeur général de l’établissement, Pierre Arizzoli-Clémentel, n’a pas réussi à monter l’opération de mécénat d’entreprise à temps pour procéder à l’acquisition de l’objet. Adjugé 178 710 euros (frais inclus) à un particulier, le tour à guillocher a finalement retrouvé les murs de Versailles quelques mois plus tard, une fois l’acheteur convaincu par l’État de bien vouloir céder l’objet, mais pour 187 000 euros ! Après un appel d’offres, c’est la société d’informatique Lusis qui a finalement financé l’achat du trésor national, une première pour Versailles.

Si Pierre Arizzoli-Clémentel se dit « très satisfait » d’avoir pu bénéficier du mécénat d’entreprise, Serge Lemoine, directeur du Musée d’Orsay, est plus réservé. « Le mécénat ne marche pas aussi bien qu’on pouvait l’espérer, il intéresse peu les entreprises françaises, qui préfèrent aujourd’hui l’humanitaire, l’environnement, l’écologie, le développement durable ... », regrette-t-il, pointant du doigt une incompatibilité culturelle. Malgré de nombreux efforts, Serge Lemoine ne désespère pas d’obtenir le soutien d’entrepreneurs pour étoffer son budget d’acquisition – 2,6 millions d’euros dépensés en 2006, dont 500 000 euros proviennent de la réserve mécénat de la RMN. Il doit ses plus beaux achats à ses bons rapports avec des héritiers (un ensemble d’œuvres de Lévy-Dhurmer, dont Le Silence, un pastel de 1895, offert en dation) et des marchands (un marbre polychrome d’une grande rareté de Fernand Khnopff qui provient directement de la famille propriétaire du palais Stoclet à Bruxelles, à 680 000 euros ; un portrait de famille de James Tissot à 2 415 000 euros, une dépense répartie sur 2005 et 2006). Le musée a également eu recours à la préemption pour s’offrir une cinquantaine de lots du fonds d’archives Claude Monet (153 527 euros), achetées chez Artcurial en décembre 2006. Autre acquéreur d’une partie de ces archives, le Musée Rodin, lequel a réalisé la quasi-totalité de ses achats par préemption en ventes publiques en 2006. Les dessins autographes du sculpteur, les photographies et autres documents d’archives restent à la portée financière du musée, qui peut aisément user de son droit de préemption. Un droit dont a profité le Musée national d’art moderne Georges Pompidou pour s’offrir quelques rares clichés de Brassaï chez Millon & Associés en octobre 2006, dont la Girl aux Folies Bergères (20 660 euros). Mais l’année 2006 n’a pas été des plus fastes pour le musée, avec très peu de dations et surtout un budget rogné par le règlement d’un tableau de Georges Braque aux héritiers d’Alphonse Kann dans une affaire de spoliation. Le musée peut néanmoins se réjouir de nombreux dons, offerts souvent par les artistes eux-mêmes, tels Gérard Fromanger ou Antonio Seguí, et surtout de la part de la Société des Amis du musée.

Trésor national
Ces soucis pécuniaires ne semblent pas affecter le Musée du Louvre, champion toutes catégories de l’année 2006 – avec un montant global de 24 millions d’euros (legs, dations, dons, Fonds du patrimoine…). Les deux plus belles pièces acquises cette année sont La Sainte Madeleine de Quentin Metsys, huile sur toile achetée 5 millions d’euros grâce à la contribution financière, pour moitié, du Crédit Immobilier de France, ainsi que le Pandemonium de John Martin, acquis 3,5 millions d’euros grâce au legs universel de Paule et Pierre Belliot, anciens sociétaires des Amis du Louvre. Ce dernier issu de la collection Forbes était passé en vente en février 2003 chez Christie’s à Londres mais il avait échappé au musée (il fut vendu 1,65 million de livres sterling, soit 2,45 millions d’euros). Et comme le rappelle Vincent Pomarède, conservateur en chef au département des Peintures, les facilités d’acquisition, comme la préemption, n’existent pas pour les ventes aux enchères organisées à l’étranger.

Même pour le Louvre, le temps est parfois trop court pour faire classer une œuvre trésor national. « Il faut anticiper le plus possible, et avoir des entreprises susceptibles de se mobiliser rapidement », indique Vincent Pomarède. Pour Alfred Pacquement, directeur du Musée national d’art moderne, à Paris, jongler entre les acquisitions prévues de longue date et les achats quasi-spontanés implique un choix souvent difficile. Mais avoir épuisé son budget annuel au mois de mars suite à un coup de cœur fait tout simplement « partie du jeu ».

Quelques exemples

Musée et Domaine du Château de Versailles Guillot et Antoine Wolff, Tour à guillocher du comte d’Artois, 1773, bronze ciselé et doré, fer et bois, achat d’un trésor national grâce au mécénat de l’entreprise Lusis, 187 000 euros Centre Pompidou Allan Kaprow, Rearrangeable panels (Kiosk), 1957-1958, assemblage, bois, miroir, peinture, feuilles de chêne, aluminium, textile, bitume et lampes électriques, prix : non communiqué (n. c.) Musée Guimet Dynastie des Qi du Nord (550-577), Chine septentrionale, Boddhisattva, grès rougeâtre, achat d’œuvre d’intérêt patrimonial grâce au mécénat de l’entreprise Areva, 2,5 millions d’euros Musée du Louvre Quentin Metsys, La Sainte Madeleine, v. 1520, huile sur bois, achat d’œuvre d’intérêt patrimonial financé pour moitié par le Crédit Immobilier de France, 5 millions d’euros p John Martin, Pandemonium, 1841, huile sur toile, achat grâce au legs universel de Paule et Pierre Belliot, 3,5 millions d’euros Musée d’Orsay James Tissot, Portrait de René de Cassagne de Beaufort, marquis de Miramon, son épouse Thérèse, née Feuillant, et leurs deux enfants Geneviève et Léon sur la terrasse du château de Paulhac, huile sur toile, achat, 2 145 000 euros p Lucien Lévy-Dhurmer, Le Silence, 1895, pastel sur papier, dation Musée du quai Branly Masque Yup’ik dit de L’homme de la lune, début du XXe siècle, Alaska, bois peint, plumes, cerceau de bois souple, acquis auprès de Jean-Jacques Lebel, avec le concours de Métropole Gestion, 700 000 euros Musée du Moyen Âge - Thermes et hôtel de Cluny Châsse, Adoration des mages, vers 1200-1210, émail sur cuivre, Limoges, achat d’œuvre d’intérêt patrimonial, 850 000 euros Musée du château de Malmaison Nast, Voudenet, Meuble de toilette du prince Eugène de Beauharnais, vers 1810-1815, acajou, ébène, bronze doré, porcelaine, nacre, cristal, achat d’un trésor national, 800 000 euros

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°262 du 22 juin 2007, avec le titre suivant : Un travail d’équilibriste

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