Un dialogue les yeux dans les toiles

Matisse et Picasso se donnent rendez-vous au Grand Palais

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 27 septembre 2002 - 1735 mots

Événement de la rentrée, l’exposition « Matisse-Picasso » sonne comme
la promesse d’une rencontre au sommet.
Avec environ 150 œuvres – peintures, dessins ou sculptures –, la manifestation ne promet pas moins qu’un dialogue posthume entre deux hommes. Que ce soit dans les rôles de l’aîné
et du cadet, de l’ancien et du moderne ou du génie incontesté, les deux artistes n’ont jamais cessé une conversation qui commence avant tout par le regard.

“... les fauves du temps jadis. Ils se sont groupés dans la salle 27, très loin de leurs jeunes rivaux [les cubistes]. Il y a coquetterie de leur part à se vieillir ainsi”, écrivait Guillaume Apollinaire en 1909 dans L’Intransigeant au sujet du Salon des indépendants. Un siècle plus tard, l’assertion peut paraître désuète, elle ne contribue pas moins à resituer une histoire aplanie par les ans. Après son passage à Londres, la rencontre “Matisse-Picasso” promise par le Grand Palais a tout de la légende moderne, un face-à-face intemporel dans une époque à la fois révolue et éternelle, celle de “grands maîtres” forcément contemporains. Pourtant, douze ans séparent les deux artistes, et leur jeunesse ne fut pas synchrone. Lorsqu’ils se rencontrent durant l’hiver 1905-1906 chez les Stein, leurs collectionneurs et mécènes, les peintres se trouvent à des moments fort différents de leurs carrières. Matisse est né en 1869 dans le nord de la France, Picasso à Málaga en 1881. L’un, arrivé au sommet d’un parcours fauve entamé quelques années plus tôt, est une figure centrale du paysage artistique français. Le second, parti de Barcelone, est installé définitivement à Paris depuis 1904 et se trouve à la veille d’un tournant décisif.

Peint en 1906 par le jeune Espagnol, le Meneur de cheval nu démontre une maîtrise des modelés évidente, des raccourcis audacieux, mais également une peinture à la manière solide et peu aventureuse. Face aux toiles contemporaines de Matisse, Picasso semble appartenir encore à une autre histoire, celle de la fin du XIXe siècle. Vision d’un éden sauvage nourri au primitivisme, Le Bonheur de vivre présenté au Salon d’automne de 1906 est une des plus violentes et tardives déflagrations de la nébuleuse fauve. Ancien élève de Gustave Moreau, Matisse est déjà passé par de nombreuses ruptures et a appris des derniers Gauguin l’importance de l’aplat. Sans se perdre dans les nuances, la palette de Matisse est franche, directe ; elle obéit aux contours, dans des dispositions acquises à la planéité de la toile. Pourtant, un an après, les rapports s’inversent, et la présentation à un cercle restreint des Demoiselles d’Avignon commence à répandre les bruissements d’une révolution formelle décisive. Un parfum de scandale marque les débuts de l’aventure cubiste. Apollinaire ira même jusqu’à attribuer à Matisse la création du terme désignant le mouvement. “De nos jours, on plaisante facilement sur les œuvres d’art quand elle sont nouvelles, écrit-il en 1911. Cela dispense de les comprendre. Aujourd’hui, on se moque des cubistes, hier on se moquait du grand peintre Henri Matisse. Lui-même donnerait dans ce travers moderne : il se moque, dit-on du cubisme ; c’est lui qui a trouvé ce nom.”

La valse des “ismes”
Légère, la brouille entre les deux artistes est avérée. Léo et Gertrude Stein consacrent désormais leur attention à Picasso. “Ils se forment deux mondes dans le monde de l’art à Paris”, témoignait leur proche, Harriet Levy. Mais la valse des “ismes” n’est pas sans contretemps. Picasso cubiste ou Matisse fauve partagent une généalogie commune. Si la leçon de Cézanne fut “phénoménologique” pour Matisse, et déconstructiviste pour Picasso, la simplification des volumes et l’ancrage réaliste des deux hommes dérivent du travail du maître. Autre parent lointain, l’Afrique. L’on donne volontiers à Matisse le rôle d’initiateur à ce sujet. L’anecdote est connue : c’est lors d’une rencontre chez les Stein que Picasso remarque une sculpture acquise par Matisse. Que ce soit par Vlaminck ou par Derain, c’est par le biais des Fauves que les arts primitifs sont entrés en France, et Picasso ne pouvait l’ignorer. Mais quelle interprétation en donner ? La réponse de chacun résume parfaitement leurs approches divergentes de l’art. “Vous pouvez considérer ce modèle nègre comme une cathédrale, composée de parties qui forment une construction, solide, noble, tout en hauteur – et vous pouvez le considérer comme un homard, à cause de ses muscles tendus comme une carapace [...], expliquait Matisse, d’après Sarah Stein. Mais il sera nécessaire que vous vous souveniez de temps à autre que ce modèle est un Nègre, sous peine de le perdre et de vous perdre vous-même dans votre construction.” L’avis de Picasso, rapporté par Aragon, vaut réponse : “Un artiste digne de ce nom doit donner aux objets qu’il veut représenter le plus de plasticité possible. Ainsi doit-on représenter une pomme ; si l’on trace un cercle, on figurera le premier degré de plasticité du modèle. Il est possible cependant que l’artiste veuille mener à un degré de plasticité plus élevé et qu’alors l’objet représenté finisse par figurer sous la forme d’un carré ou d’un cube qui ne seront nullement la négation du modèle.” “La sculpture nègre, connais pas”, finira-t-il par déclarer en 1920, récusant du même coup une filiation beaucoup plus proche. Dans l’intervalle, Matisse aura astucieusement laissé à son cadet le témoin qu’il lui avait passé. Mais ce que le cubisme doit au fauvisme, c’est évidemment Georges Braque. Proche de Matisse, exact contemporain de Picasso, le jeune homme, en repassant par l’étude de Cézanne lors de la rétrospective parisienne de ce dernier à l’automne 1907, rejoint définitivement le camp picassien en 1909. De ces années de laboratoire, qui voient Braque et Picasso passer du cubisme analytique au cubisme synthétique, et frôler l’abstraction, le caractère symbiotique a souvent été relevé. “Nous étions comme une cordée de montagne”, confiera a posteriori Georges Braque. La Première Guerre mondiale rompra finalement le dialogue. Et après, avec qui parle Picasso ? Sûrement pas avec l’école cubiste appliquée dans ses recettes, mais avec une individualité de sa pointure. À partir de plus de 150 œuvres, peintures, dessins, mais aussi sculptures, c’est assurément une conversation avec Matisse qui se lit dans les salles du Grand Palais.

“Les années héroïques”
Globalement chronologique, l’accrochage montre bien entendu la redéfinition de la figure par les deux hommes dans les années 1906-1908, un préalable avant que Matisse et Picasso n’entament leur discussion par œuvres interposées. Les poses et les thèmes communs sont nombreux, chacun revenant sur les pas de l’autre. Le Nu à l’écharpe blanche, peint par Matisse en 1909, s’étend de façon semblable à la Femme nue aux bras levés de Picasso (1907). Retrouvant quelques-uns des réflexes de Matisse à travers ses trois zones colorées distinctes, La Baigneuse signée par Picasso en 1909 exhibe des formes charpentées proches de celles du Nu debout achevé par son aîné en 1907. Mais aux jeux des questions-réponses, c’est à Matisse que revint principalement l‘initiative. La répartie ne fut pas seulement circonstancielle, car c’est à travers elle que se sont forgées les “années héroïques” de Matisse. En partie assimilée, la déconstruction cubiste l’amène en 1914 à la Porte-fenêtre à Collioure. Si elle ne figure pas dans l’exposition, l’œuvre (conservée au Musée national d’art moderne) reste comme un point ultime avant le passage à l’abstraction, un seuil que, pas plus que Picasso, il ne franchira. Voisin des paysages cubistes signés par ce dernier en 1908, le Coup de soleil dans les bois de Trivaux (1917) suggère une explosion au sein d’une grille déconstruite. Reconnues par Matisse, les réussites du cubisme se marient avec un espace naturaliste renforcé par la couleur. La Leçon de piano de 1916 est l’exemple parfait de cette synthèse. Rabattue et plaquée, l’allée du jardin devient un trapèze vert dont la forme répond au métronome et au visage de l’enfant pianiste, par un procédé analogique rare chez Matisse.

Reprises et commentaires
À rebours, la palette de Picasso s’enrichit dans ces années des procédés matissiens. Dans sa sortie théâtrale d’un cubisme austère, l’Arlequin de 1915 a été commenté à maintes reprises comme une suite aux Poissons rouges et palette, de 1914. Matisse lui-même n’était pas dupe du regard anthropophage de Picasso. “Je n’ai pas vu Picasso depuis des années [...], écrit-il à sa fille en 1926. Je ne tiens pas à revoir Picasso, qui est un bandit embusqué.” Dans les années 1920, alors que Matisse s’installe à Nice, Picasso prend part aux jeux surréalistes, avec un onirisme cruel loin des préoccupations de son pair parti dans des rêveries orientales. En 1930, en voyage chez Barnes, Matisse retrouve quelques-unes de ses œuvres précoces et renoue pour la commande de la Danse avec ses recherches des années 1910 et, ce faisant, avec Picasso. À la même époque, ce dernier multiplie les arabesques, reliant Matisse et Ingres : Nu dans un jardin (1934), mais aussi le dessin de Nu endormi (1932), qui ressurgira en 1940 dans le Rêve de Matisse. “Matisse en mourant m’a légué ses odalisques”, estimera Picasso plus tard.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les deux hommes se retirent de la vie publique. Picasso s’enferme dans son atelier, Matisse reste à Nice et Vence. Faussement éloignés, ils traitent de visu en s’échangeant des toiles. Après le conflit, les deux “trésors nationaux”, selon l’expression d’Yve-Alain Bois, multiplient les rencontres.

À partir de 1946, ils se voient à peu près tous les quinze jours jusqu’au décès de Matisse en 1954. La rivalité semble pourtant continuer. Matisse réalise la chapelle de Vence, Picasso, dans une revendication païenne, décore le temple de la Paix à Vallauris. Témoin de cette amitié distanciée, Françoise Gilot a rapporté une phrase de Matisse que d’autres attribuent à Picasso :
“Il faut que nous parlions ensemble le plus possible. Quand l’un de nous sera mort, il y aura des choses que l’autre ne pourra plus dire à personne.”

Les plus assidus se retrouvent sur Internet

Financé à 50 % par LVMH et réalisé en collaboration avec les ayants droit de Matisse et de Picasso, le site Internet de l’exposition du Grand Palais réussit parfaitement à réconcilier grand public et spécialistes. Parallèlement à un premier volet qui réunit chronologie et confrontations d’œuvres, il ouvre sur une large base de données où sont mis en accès libre les fonds d’archives du Musée Picasso et de la famille Matisse. Avec plus de 10 000 documents numérisés, le site constitue donc le plus important centre de documentation sur les deux artistes. Ambitieux, il entend jouer un rôle moteur dans les recherches à venir. À suivre et à consulter. www.matissepicasso.com www.matissepicasso.org

- MATISSE-PICASSO, jusqu’au 6 janvier 2002, Galeries nationales du Grand Palais, Porte Champs-Élysées, 3 av. du Général-Eisenhower, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17, réservation au 08 92 68 46 94, tlj sauf mardi, 10h-20h, 10h-22h le mercredi, , www.matissepicasso.com

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°155 du 27 septembre 2002, avec le titre suivant : Un dialogue les yeux dans les toiles

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