Tendances du marché

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 10 juin 2005 - 2075 mots

Les œuvres des artistes contemporains n’échappent pas à la spéculation. Panorama des valeurs en surchauffe et des créateurs dont la cote évolue plus sereinement.

 Spéculatifs


Kai Althoff (1966) 
Ce peintre allemand ne produit qu’une petite douzaine de tableaux par an. Ses prix officiels varient de 7 000 euros pour des aquarelles à 30 000 euros pour des tableaux à la galerie Neu à Berlin. Une aquarelle mise en vente par un producteur américain s’est toutefois propulsée à 78 000 dollars (60 000 euros) sur une estimation de 5 000 dollars en mars chez Christie’s New York. Pour l’histoire, l’homme d’affaires avait acheté cinq aquarelles à 2 000 dollars pièce il y a cinq ans. Christie’s a fait monter la mayonnaise en proposant d’abord une seule pièce pour qu’elle atteigne un prix important. Deux autres aquarelles issues de la même collection ont ensuite été adjugées le 12 mai respectivement aux galeries Anton Kern et Jack Tilton pour 66 000 et 78 000 dollars. Si les rumeurs prétendent que certains miseraient jusqu’à 700 000 dollars pour un tableau de l’artiste, la toile très moyenne mise en vente par Phillips New York le 12 mai s’est contentée de 180 000 dollars, un montant inférieur à son estimation basse. D’après le Daily Telegraph, l’acheteur serait Charles Saatchi, spéculateur devant l’Éternel.

Richard Prince (1949)
Ce chroniqueur de l’Amérique puissante et virile aura été l’un des blockbusters des ventes de mai à New York (lire p. 18). S’agit-il d’une spéculation ou d’un revival ? Il n’y a en tout cas pas photo entre les 23 000 dollars enregistrés en 1993 par Two Leopard Joke chez Sotheby’s et le million de dollars déboursé par le promoteur immobilier américain Harry Lis pour Nurse Involved (2002) chez Phillips le 12 mai. L’inflation est notamment entretenue par le collectionneur américain Peter Brant qui aurait acheté en un an une cinquantaine d’œuvres. Côté photographie, l’adrénaline est montée d’un cran sur Art Basel en 2004.
La galerie Skarstedt (New York) y a cédé pour la somme supposée de 1 million de dollars une photo de la série « Spiritual America ». En 1999, un exemplaire issu de cette série avait à peine atteint 151 000 dollars chez Christie’s. Chez Sotheby’s en novembre 2004, Peter Brant emportait une photo de 1980 pour le prix record de 736 000 dollars. Ironiquement, un spécimen plus grand de cette série ne valait « que » 500 000 dollars sur le stand de Barbara Gladstone lors de Art Basel Miami Beach en 2003 !

Wilhelm Sasnal (1972)
Comme une majorité de jeunes peintres, le Polonais Wilhelm Sasnal est dans la ligne de mire des spéculateurs. En 2000, sur la foire Liste à Bâle, ses tableaux de petit format carré étaient proposés pour 3 000 francs suisses (1 890 euros) par la galerie polonaise Foksal. Deux ans plus tard, les prix variaient de 1 000 à 6 000 euros à la galerie Johnen & Schöttle à Cologne. Les tarifs officiels jouent aujourd’hui le grand écart entre 6 000 et 40 000 euros. Certains semblent toutefois prêts à se damner pour ses œuvres, rares sur le marché. « Sasnal produisait beaucoup plus à une époque, indique Jörg Johnen. Depuis deux ou trois ans, il a réduit sa production. » Cette stratégie d’une production plus ou moins volontairement cadenassée attise les désirs. Pour preuve l’enchère de 62 400 dollars enregistrée pour une toile en novembre 2004 chez Phillips New York. D’après Jörg Johnen, il y aurait actuellement cent acheteurs sur liste d’attente. La frustration est d’autant plus grande que, selon certains professionnels, les clients doivent se satisfaire de l’œuvre que les galeristes leur ont réservée, sans qu’ils l’aient forcément choisie…

John Currin (1962)
Il y a dix ans, les prix de cet avatar américain de Francis Picabia voguaient entre 8 000 et 12 000 dollars. Cinq ans plus tard, la fourchette s’étirait de 50 000 à 150 000 dollars. La donne change lors de la rétrospective au Whitney Museum à New York en novembre 2003. À la stupeur générale, l’artiste quitte la galerie Andrea Rosen, qui l’avait lancée, pour le poids lourd Larry Gagosian. « Les prix se sont alors multipliés par quatre ou cinq », rappelle le courtier Philippe Ségalot. En novembre 2004, Homemade Pasta, une toile de 1999, décrochait le record de 847 500 dollars chez Christie’s. Un prix coquet, mais en deçà du 1,4 million de dollars déboursés de gré à gré par l’éditeur Si Newhouse pour Fisherman en 2003. Cette toile avait été achetée pour 100 000 dollars deux ans auparavant ! En vente publique, la mayonnaise ne prend pas toujours. Le 12 mai chez Phillips, Larry Gagosian a acheté The Kennedy’s à l’estimation basse de 486 000 dollars. La spéculation ferait-elle déjà « pschitt ! » ? Beaucoup attendent l’exposition que Gagosian doit lui consacrer pour se prononcer.

Thomas Scheibitz (1968)
Représentant cette année l’Allemagne à la Biennale de Venise, Thomas Scheibitz est victime de son succès. Bien qu’il ait fait ses gammes aux Beaux-Arts de Dresde, ce peintre ne revendique pas l’étiquette lucrative de « jeune peintre allemand ». Il produit raisonnablement, ni trop, ni trop peu. En 1999, on trouvait ses œuvres pour moins de 10 000 euros. La Société des amis du Musée national d’art moderne avait même acheté en 2003 une peinture pour 22 000 euros. La galerie Sprüth Magers (Cologne, Munich, Londres), qui présente trois tableaux sur Art Basel, affiche actuellement une gamme de prix allant de 10 000 à 40 000 euros. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes si la spéculation n’avait débuté en 2003 sur le second marché. Le 12 novembre de cette année-là, une peinture décrochait 59 750 dollars sur une estimation de 10 000 dollars chez Christie’s New York. Le 12 mai 2004, un tableau de 1997 y fusait à 105 160 dollars. Pour éviter de donner du grain à moudre aux spéculateurs et conférer une légitimité à son travail, la galerie Sprüth Magers ne vend aujourd’hui quasiment qu’à des musées.


Non spéculatifs

Rebecca Horn (1944)
« L’évolution des prix de Rebecca Horn suit de près celle des artistes de l’Arte povera. C’est une œuvre difficile, fragile, imperméable à la spéculation », souligne Catherine Thieck, directrice de la Galerie de France, à Paris. Ce travail sophistiqué à forte charge symbolique se soustrait d’autant plus à la spéculation que l’artiste allemande n’est pas une « bête » de vente publique. Son record n’est ainsi que de 32 265 livres sterling (48 400 euros), pour Libelle chez Christie’s Londres en juin 2004. Le tracé de sa cote n’en est que plus raisonnable. À titre indicatif, Hydra Piano, une pièce exposée en 1991 par la Galerie de France, vaudrait aujourd’hui environ un million d’euros, un peu plus de deux fois la somme déboursée alors par la Tate Gallery (Londres) pour l’acquérir. Il faut compter 130 000 euros pour une grande Machine Painting de 1986 sur le stand de la Galerie de France à Art Basel. Les sculptures dotées de plumes noires sont les plus emblématiques de sa production. Quasi introuvables sur le marché, elles taquinent aujourd’hui les 70 000-80 000 euros contre 100 000 francs dans les années 1980.

Sigmar Polke (1941)
Difficile de jauger le marché de l’artiste allemand car les œuvres de qualité sont rares aussi bien en vente publique que sur les foires. Ses trois records n’excèdent pas depuis 2000 la barre du 1,6 million de dollars. C’est la somme qu’a déboursée en mai chez Christie’s le marchand américain Jeffrey Deitch pour une toile de 1965. Ce record n’était que de 60 000 dollars supérieur au précédent enregistré pour Doppelporträt chez Sotheby’s en 2001. Le financier Thomas Lee avait acheté de son côté Zwei Frauen, une peinture de 1968 adjugée également 1,6 million de dollars en mai 2000 chez Christie’s New York. « Ce tableau vaudrait 3 à 4 millions aujourd’hui », remarque le courtier Philippe Ségalot. De telles enchères semblent dérisoires à côté des 4,9 millions de dollars générés par Der Kongress (1965), une toile historique de Gerhard Richter vendue par Christie’s en novembre 2000. Dérisoire tout autant face aux 800 000 dollars engrangés par une jeune quadragénaire comme Elizabeth Peyton en mai chez Christie’s !

Ugo Rondinone (1964)
L’artiste suisse échappe à la spéculation qui frappe certains de ses coreligionnaires. Les pièces les plus fréquentes sur le marché sont les cibles au chromatisme acidulé et hypnotique. En 2003, Bernard Arnault avait acheté pour 85 000 euros une cible sur le stand d’Almine Rech à la FIAC à Paris. Signe que les prix progressent de manière raisonnable, une telle pièce vaut actuellement 90 000 euros en galerie. Le 12 mai chez Phillips, un Landscape, dessin à l’encre de chine de 5 m de long contrecollé sur toile, a été adjugé pour 273 600 dollars à la courtière new-yorkaise Amalia Dayan. Une enchère justifiée par la taille inhabituelle de l’œuvre. En 2003, la galerie Almine Rech avait cédé sur Frieze Art Fair à Londres un plus petit Landscape pour 85 000 euros. Initiée en 2000, la série des fenêtres en Plexiglas est aussi très prisée. Sur Frieze en 2004, la galerie Sadie Coles (Londres) a cédé quatre fenêtres, exposées au Consortium à Dijon en 2004, pour 170 000 francs suisses (111 750 euros). On retrouve sur le stand d’Almine Rech à Art Basel cinq nouvelles fenêtres pour 35 000 euros pièce.

Robert Ryman (1930)
Collectionné notamment par le réalisateur Claude Berri, le peintre américain Robert Ryman reste un artiste pour initiés. « Ses prix ont évolué progressivement, mais régulièrement. Ils sont encore moitié moins chers que ceux de Brice Marden, mais au même niveau que ceux d’Agnes Martin », observe le courtier Marc Blondeau. L’hiver dernier, la galerie Pace-Wildenstein (NY) présentait des travaux récents dans une gamme de 350 000 dollars à 1 million de dollars. Déclinés selon un protocole inchangé (blanc, format carré), ses tableaux sont peu fréquents à l’encan. « On n’en voit pas dans les ventes car les gens qui en ont les gardent. Ils sont conscients qu’il est sous-coté. Pourquoi le vendre aujourd’hui ? », commente le courtier Philippe Ségalot. Les deux derniers records remontent à 1990 avec 1,6 million de dollars pour Signet 20 chez Christie’s et 1,8 million de dollars pour Uncle Up chez Sotheby’s en 2002. D’après Marc Blondeau, un tableau majeur décrocherait aujourd’hui de 2 à 3 millions de dollars.

Bruce Nauman (1941)
Artiste complet et complexe, l’Américain Bruce Nauman déroute encore les collectionneurs. Sa notoriété s’est construite en Allemagne, Italie et Suisse avant d’infuser les États-Unis. Dans les années 1980, sa série des néons représentant des hommes dans des positions irrévérencieuses valait dans les 50 000-60 000 dollars. Elle n’en était pas moins difficilement vendable. D’après  Marc Blondeau, il faudrait miser aujourd’hui autour de 1,5-2 millions de dollars pour de telles pièces. Plus modestement, un néon NO NO de 1983 a doublé son estimation en mai 2001 chez Sotheby’s pour atteindre 456 750 dollars. La production de Nauman se révèle toutefois très réduite. « Il se manifeste seulement quand il a à se manifester. Il ne fait pas de la production son souci majeur », indique Marc Blondeau. Ses œuvres historiques sont si rares sur le marché que les amateurs n’hésitent pas à mettre le prix fort. Chez Christie’s en 2001,  Henry Moore Bound to Fail (1967) s’est ainsi envolée pour 9,9 millions de dollars. Dix fois son estimation.

Annette Messager (1943)
Il y a quinze ans, le marché de la Française Annette Messager était atone. En Allemagne, une grande Chimère se trouvait même pour 1 000 euros en 1991 ! En 2002, un Vœu de 1989 est parti pour 19 000 dollars chez Sotheby’s à New York, une pièce qui vaudrait aujourd’hui autour de 50 000 dollars. Lors de la dernière Frieze Art Fair à Londres en octobre 2004, la galerie Marian Goodman, qui représente l’artiste à Paris et à New York, a vendu Mes Caoutchoucs, une pièce de 2003 proposée à 29 500 euros. Quelques semaines plus tard, la galerie a cédé lors de la FIAC Le Bestiaire amoureux de 1989-1990 pour 62 000 euros. En vente publique, la série des Vœux se négocie actuellement entre 30 000 et 50 000 dollars. En novembre 2004 chez Sotheby’s, un amateur français en a acheté un pour 120 000 dollars, deux fois et demie son estimation. Mais une enchère isolée ne fait pas le printemps ! Un autre Vœu n’a récolté que 42 000 dollars, une somme inférieure à son estimation basse, le 11 mai chez Sotheby’s.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°217 du 10 juin 2005, avec le titre suivant : Tendances du marché

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