Stéphane Paoli

“J’attends de l’art qu’il me déstabilise”?

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 1 mars 2006 - 2073 mots

Journaliste radio à France Inter, où il anime avec succès la tranche 7 h-9 h du matin, Stéphane Paoli se passionne pour les arts visuels. Un virus transmis par sa femme, la plasticienne Angie Anakis...

Lorsqu’il ne donne pas des clés pour mieux comprendre la planète – ce  « village global » –, Stéphane Paoli s’adonne à une autre passion : les beaux-arts. Amateur d’art et époux de l’artiste Angie Anakis, le journaliste vedette de France Inter revient sur trente ans de carrière et de coups de foudre...artistiques !

Vous êtes désormais un collectionneur averti, comment vous est venu cet intérêt pour l’art ?
Si je ne sais plus comment m’est venu cet amour de l’art, je me rappelle quand il m’est venu. J’étais étudiant et, pour me faire de l’argent, je coupais des dépêches à la Maison de la radio où j’effectuais des vacations. C’était assez bien payé. À 21 ans, avec ma première rémunération, je suis allé acheter une gravure que j’avais repérée. Elle représentait un paysage désertique qui résonnait peut-être en moi comme un appel, car je suis né au Maroc.
Le deuxième grand tournant s’est opéré lorsque j’ai rencontré ma femme, Angie Anakis, une artiste plasticienne grecque. 99 % de ce que je sais sur l’art aujourd’hui, c’est elle qui me l’a transmis. Elle m’a ouvert l’accès à l’art contemporain. Pour sa part, elle est passée de la peinture à la sculpture, puis à la création dans le mobilier et le design. Elle travaille beaucoup sur les projections lumineuses. Ses œuvres sont reconnues et bénéficient d’une certaine notoriété.

Votre cursus étudiant vous prédisposait-il à cet engouement pour l’art ?
Pas spécialement. J’effectuais des études de droit international à Nanterre et je m’ennuyais. Mon père Jacques Paoli, grand journaliste radio sur Europe 1, faisait référence, il était surexposé. Ne voulant pas m’engager sur la même voie, j’avais donc décidé de faire du droit. Mais, il me fallait une voiture pour aller à Nanterre, et mon père m’a incité à prendre ce job de tri des dépêches pour la financer.
J’étais de service la nuit où le premier homme a marché sur la lune. J’ai eu le déclic pour le journalisme, je me suis dit que ce métier était un privilège. Je suis entré à l’ORTF dans l’équipe de Pierre Desgraupes. J’ai commencé par des petits sujets comme les arrivées dans les aéroports, puis petit à petit j’ai tout fait.
Un jour j’avais préparé un dossier constitué de dépêches sur l’Irlande du Nord pour un journaliste. Il a apprécié mon travail et je suis entré au service politique étrangère. 

Pourquoi démissionnez-vous de l’ORTF en 1975 ?
J’ai démissionné de l’ORTF en 1975, au moment de son démantèlement et des règlements de compte. Entre-temps mon père avait quitté Europe 1 pour RTL. J’ai été engagé sur Europe 1 et j’ai adoré. J’ai présenté des journaux ; mes premiers flashs ont été catastrophiques ! C’était le créneau 21-22h, on y rodait les jeunes. J’ai appris à tailler mon crayon à double mine, rouge d’un côté, bleu de l’autre, pour souligner les éléments importants des dépêches. J’ai eu la chance d’avoir pour maître Philippe Gildas qui m’a fait recommencer cent fois et m’a beaucoup enseigné. Je suis reparti de temps en temps en reportage avec Michel Thoulouze.
En 1994, j’ai quitté Europe 1 pour venir ici sur France Inter, engagé par Yvan Levaï. J’étais chargé d’animer l’émission du matin Question du jour, dans laquelle j’invitais des universitaires, des architectes, des artistes… Avec l’arrivée de Jean-Marie Cavada et d’une nouvelle équipe, on m’a demandé de créer la tranche 7h-9h. Rapidement on a été les premiers avec 4 points d’audience, chaque point représentant 400 000 auditeurs.
Vous dites avoir interviewé des artistes, est-ce ainsi que vous avez rencontré votre épouse ?
Non c’est le hasard, en 1986. Encore une fois mon rapport à l’art est « instinctif ». J’ai trouvé la personnalité d’Angie passionnante, avec ses doutes, ses interrogations, ses remises en cause permanentes, ses prises de risques quotidiennes, qui sont autant de formidables moteurs pour beaucoup d’artistes. J’appréciais son travail.
Elle m’a entraîné dans l’univers des artistes, des galeries, j’ai commencé à acheter plus d’œuvres que je n’en avais jamais acquis. D’ailleurs ces acquisitions nous jouent des tours. Nous avons mis 6 ou 7 ans pour nous équiper d’une cuisine car nous mettions tout notre argent dans des œuvres d’art !

Quel a été votre premier achat marquant d’une œuvre d’art ?
Un jour mon épouse part à un vernissage à Bruxelles et moi je me rends seul à la Fiac. Je tombe en arrêt devant une œuvre qui pourrait paraître rébarbative d’Alan Charlton, un artiste anglais minimaliste dont je suis aujourd’hui un gros collectionneur.
Il s’agit d’un monochrome gris, composé de multiples. Charlton joue sur le rythme, l’organisation de l’espace, du plus clair au plus foncé, sur le séquençage, les lignes verticales. J’ai acheté ce tableau.
Lorsque j’en ai averti ma femme, elle s’est montrée ravie et cela m’a fait plaisir. Dans les années 1980 ce courant minimaliste était le plus montré dans les galeries. Rigoureux, exigeant, il parlait à ma sensibilité.
 
Qu’attendez-vous de l’art ?
J’attends qu’il me dérange, qu’il me déstabilise, qu’il m’agresse, et je veux savoir pourquoi. Cela me renvoie à une certaine idée de mon métier de journaliste : tout peut arriver tout le temps. L’art interpelle, il ouvre la porte à une réflexion différente. L’art aide à comprendre que rien n’est joué.
Plus que le théâtre ou la danse, les arts plastiques ont une réalité objective, tangible, on peut mettre l’œuvre en face de soi et la regarder quand on veut. La photo par exemple, j’y reviens sans arrêt.

Comme le journaliste, l’artiste s’expose à la critique…
Les artistes prennent des paris fous, ils n’ont peur de rien, ils jouent leur réputation. Celui qui crée et qui montre ce qu’il crée prend un risque, s’expose à la critique. Regardez les provocations d’Andy Warhol avec sa soupe en conserve, de Duchamp avec sa pissotière, de Picasso avec sa selle de vélo et son guidon qui deviennent un taureau. Ils font preuve de courage dans leurs provocations.
Vous êtes passionné d’architecture, vous pouvez faire des kilomètres pour aller voir un bâtiment…
C’est vrai. Au fin fond de la Suisse par exemple, en pleine montagne, je suis allé voir le bâtiment des bains thermaux de Vals réalisé par Peter Zumthor. Cet architecte utilise des matériaux très simples, des formes épurées. J’aime beaucoup aussi Jacques Herzog et Pierre de Meuron. Ils ont réalisé à Bâle une gare de triage sous forme de blocs en verre sombre, de la couleur des culs de bouteille. Ils forment des strates successives verticales qui renvoient à l’horizontalité des voies ferrées. Leur architecture est exigeante.
Je suis inconditionnel aussi de Zaha Hadid, l’une des plus grandes architectes vivantes. Elle joue avec les perspectives, les lignes de fuite, les courbes, les angles aigus, les plans superposés, tout cela donne à ses réalisations légèreté et complexité. Elle a conçu une caserne de pompiers totalement inhabituelle, qui est un vrai délire architectural. Le cerveau humain n’a plus la capacité à trouver les points de fuite. Elle fait aussi des meubles, des canapés, des objets. Nous nous sommes ruinés pour acheter l’une de ses théières faite de blocs de métal qui s’encastrent les uns dans les autres. Zaha Hadid en a réalisé une dizaine, les autres sont dans des musées comme le MoMA.
J’aime encore Jean Nouvel. Il a bâti à Lucerne une très belle salle de concert au bord du lac, avec une sorte de casquette, un immense toit de cuivre incliné qui se projette dans l’eau. C’est le mariage parfait de l’architecture et de l’environnement. Le viaduc de Millau dessiné par Norman Foster est magnifique aussi.
J’aime les artistes qui tordent les formes. Lors d’un entretien avec un spécialiste de la physique des matériaux, celui-ci m’a expliqué que l’architecture va pouvoir aller vers des gravités différentes avec les nouveaux matériaux, le champ des possibles va encore s’élargir.

Quelles sont, selon vous, les voies pour amener un plus large public vers les artistes actuels ?
Dans l’histoire de l’art, une des réalisations les plus modernes, ce sont les peintures rupestres ! Un trait sur une paroi va signifier « bison », on est aux confins de l’abstraction, de l’art conceptuel. Cela fait appel chez chacun de nous à une extraordinaire capacité à imaginer, à percevoir. Probablement que ceux qui ont fait ces dessins étaient des chamanes, des initiés, mais peu importe, leur expression nous appartient collectivement. Je ne désespère jamais de l’art, il finira par être compris. Toutes les sensibilités existent. Je craindrais plus une société normée, étalonnée. Jeff Koons en train d’empaler
 – il n’y a pas d’autre mot – la Cicciolina, est-ce que c’est de l’art, de la provoc’ ? Mais son œuvre témoigne de son époque.
Ce qui est intéressant dans l’art c’est son ambiguïté, sa capacité à nous aiguiller ailleurs, de sortir l’esthétique du chaos. Comme si l’art avait la faculté de dire ce qui nous attendait. Les pointillistes par exemple ont exprimé les pixels des images avant l’heure du numérique.
Matisse, Braque, Picasso, Malévitch ont destructuré l’image. Les artistes ont cette capacité de percevoir l’invisible et de le traduire dans le langage qui est le leur.

Quelles sont vos œuvres préférées ?
J’aime particulièrement ce que je ne comprends pas. Prenez Jean-Marc Bustamante et ses clichés géants représentant des paysages urbains défigurés. On ne sait jamais où l’on est avec lui. Quel est ce lieu où il nous conduit ?
Ou encore les photos d’intérieurs de Lynne Cohen, ces salons, salles de classes, labos… Il y a une photo d’une sorte de bloc opératoire où rien n’est normal : un manteau de fourrure sur une table d’opération. Derrière, une petite table avec un jouet d’enfant, une vache sur roulettes, une horloge pas conforme à ce que l’on peut trouver dans ce genre d’endroit… Où est-on ? Chez un vétérinaire ?
Le photographe américain Friedlander m’interpelle aussi. L’une de ses photos représente une porte d’hôtel en verre qui tourne. Qu’est-ce que l’on regarde ? Un personnage ? Son reflet ? Où est-il exactement ? Quant aux œuvres de Walter Niedermayer, sont-ce des photos ou des peintures hyperréalistes ? Robin Collyer propose un regard étrange sur la ville et la banlieue, en enlevant tous les textes des panneaux publicitaires, écriteaux, enseignes. Il supprime ce qui est habituellement lisible sur les murs, sur les façades.
Jean-Louis Garnell est aussi un grand photographe français, qui a beaucoup travaillé pour la Datar. Il a photographié des paysages, des chantiers, mais aussi des sols, des coins de tables, des désordres, des personnes qui vivent dans des dépotoirs, des capharnaüms invraisemblables. Tout est brouillé, tout est possible.
J’ai acheté une œuvre de Martin Parr qui a souvent un regard ironique et tendre sur ce qui l’entoure. Il s’agit d’une photo où l’on voit des Japonais devant l’Acropole, tous dans la même posture. Tout est dit : la société normée, la réflexion sur le temps qui passe… J’ai beaucoup de photos de Raymond Depardon dont j’aime particulièrement le portrait flou de sa mère dans la cuisine. Tous ces artistes nous aident à nous dépasser.

Vous citez surtout des photographes...
Mes goûts sont variés. J’aurais pu citer aussi Robert Barry et ses œuvres composées de mots inscrits sur des feuilles de papier ou projetés, le peintre allemand Gerhard Richter, l’Italien Ettore Sottsass peintre, designer et architecte, les œuvres en résine de Gaetano Pesce, le designer finlandais Alvar Aalto pour sa rigueur, Buren, Niele Toroni, Georg Baselitz et ses personnages la tête en bas, Basquiat pour l’explosion de sa créativité, les portraits de pape extraordinaires de Bacon…

Avez-vous des musées ou des galeries préférés ?
Tout m’intéresse tout le temps, je suis un rôdeur. J’adore le Louvre mais j’aime aussi regarder sur internet ce qui vient de l’étranger, de la Chine notamment.

Achetez-vous par passion ou par souci d’investissements prometteurs ?
Ce serait un déchirement de revendre des œuvres, je n’achète pas avec un esprit de spéculation. Si dans ma famille des personnes s’y intéressent je leur transmettrai ces aquisitions, sinon je les léguerai à un fonds.
Mais comme ce que j’aime coûte de plus en plus cher, je songe à céder certaines pièces pour en acquérir d’autres.

Biographie

1948 Naissance à Rabat au Maroc. 1969 Premier achat d’une œuvre d’art, alors qu’il est encore étudiant en droit et qu’il fait des petits boulots à la Maison de la radio. 1975 Arrivée sur Europe 1. 1986 Rencontre l’artiste Angie Anakis qui deviendra son épouse. 1994 Il passe sur les ondes de France Inter. 1998 Il est chargé de la tranche du 7h-9h. 2004 Il anime le 7h-9h en direct de Ramallah.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°578 du 1 mars 2006, avec le titre suivant : Stéphane Paoli

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