Disparition

Russie, disparition de l'écrivain radical Edouard Limonov 

Par Emmanuel Grynszpan, correspondant à Moscou · lejournaldesarts.fr

Le 19 mars 2020 - 655 mots

MOSCOU / RUSSIE

Le personnage sulfureux du célèbre livre d’Emmanuel Carrère est décédé à l’âge de 77 ans.

Pétri de contradictions, adepte des tête-à-queue idéologiques et biographiques, marginal invétéré, combattant des causes perdues, sulfureuses, voire indéfendables, Edouard Limonov vomissait les tièdes. Sa flamme s'est éteinte mardi 17 mars à Moscou. Des suites d'un cancer, affirment ses proches. Son existence si mouvementée qu'elle en est à peine croyable, s'est achevée à 77 ans. Matériau littéraire de premier choix, la biographie du poète, dissident, libertin et leader politique a permis à l'écrivain français Emmanuel Carrère d'en tirer un roman couronné du Prix Renaudot en 2011. 

Fils d'un officier de la police politique, Edouard Limonov (de son vrai nom Savtchenko) grandit à Kharkov, aujourd'hui en Ukraine. Malingre et myope, il est incapable de marcher dans les traces de son père. Alors il glisse vers la petite délinquance, avant de se découvrir un goût pour la poésie. Il va à Moscou en 1966 mais ne parvient pas à s'intégrer dans la dissidence littéraire, bien qu'il ait été qualifié par le patron du KGB Iouri Andropov « d'anti-soviétique convaincu ». Il fréquente plutôt les plasticiens de l'art non officiel, comme Ülo Sooster et Ilia Kabakov, (aujourd'hui l'artiste russe le plus coté sur le marché de l'art), dans l'atelier duquel il déclame ses poèmes. C'est un ami artiste, Vagritch Bakhtchanian, qui le surnomme « citron » (en Russie « limon ») qui deviendra par la suite son pseudonyme.

Pressé par le KGB de donner des informations sur ses amis, Limonov préfère s'exiler aux États-Unis en 1974. Il plonge dans des bas-fonds et une misère qui l'inspirent. C'est la période de ses ouvrages importants : Le Poète russe préfère les grands nègres et Journal d'un raté. À la manière d'un Henry Miller soviétique, Limonov laisse s'épanouir un nombrilisme naturel, relevé par un humour décapant. Il expose en détail des expériences saugrenues jusqu'au sordide, une furieuse misanthropie et des aspirations romantiques tendance décadentes. 

Nouvelle émigration, vers la France, qui lui accorde la nationalité, en 1980. Il s'installe à Paris, où il s'intègre dans le milieu littéraire, fréquente Jean-Edern Hallier, Philippe Sollers, Patrick Gofman, Michel Houellebecq. Mais, lassé par cette vie paisible, aiguillonné par des opinions de plus en plus radicales et ulcéré par l'effondrement du bloc communiste, il rentre juste à temps pour observer les derniers jours de l'URSS. Désormais moustachu, arborant un bouc qui le fait ressembler à Léon Trotsky, Limonov se jette à corps perdu dans la politique, fonde le parti national-bolchévique avec le ténébreux philosophe Alexandre Douguine. Autour d'eux et du journal Limonka (argot pour « grenade ») gravitent quelques figures de l'art contemporain politisé comme Alexeï Belyaev-Gintovt, Oleg Mavromatti, Vladimir Salnikov et Alexander Brener. 

Premier romancier prisonnier politique de Vladimir Poutine, Edouard Limonov est embastillé en 2001. Deux années derrière les barreaux lui inspireront huit livres, dont Le livre de l'eau, qui obtient un vif succès auprès de la jeunesse russe. Limonov acquiert un statut de père tutélaire de la jeunesse contestataire, qu'elle soit branchée moscovite ou prolétaire et provinciale. Cette aura facilite une lente convergence des luttes avec l'opposition libérale, en particulier avec l'ancien champion d'échecs Garry Kasparov. Ensemble, ils fondent le parti l'Autre Russie. Mais fin 2011, Limonov réalise avec dépit qu'il ne sera pas le leader de l'opposition et rebascule vers l'ultra nationalisme.
 
Il adhère au virage militariste de Vladimir Poutine, soutient l'annexion de la Crimée en 2014 et pousse ses derniers partisans à combattre l'Ukraine dans le Donbass aux côtés des forces pro-russes. Choyé par les médias du Kremlin, sa mégalomanie atteint des sommets. Il confie dans un entretien : « Après la mort de Brodsky et de Soljenitsyne, je reste le seul ». L'auteur de L'Archipel du Goulag avait une autre opinion de Limonov : « un insecte minable écrivant des obscénités ». Par ses errements, il s'est aliéné une bonne part de l'intelligentsia, mais son influence dans les cercles artistiques se fera encore longtemps sentir.

Thématiques

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque