Révélations

Rendez-vous (presque) manqué

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 25 novembre 2008 - 1322 mots

À la fin des années 1960, Mark Rothko souhaitait faire don d’une trentaine de ses tableaux à la Tate Gallery. Les administrateurs du musée, trop frileux, n’en ont accepté qu’une partie

LONDRES. Mark Rothko a proposé d’offrir trente tableaux à la Tate Gallery en 1967, don que les administrateurs ont en partie refusé à cause des conditions fixées par l’artiste. La Tate n’en accepta que neuf. Cet ensemble vaudrait aujourd’hui 800  millions d’euros. À l’occasion de la rétrospective sur l’artiste actuellement présentée à la Tate Modern (jusqu’au 1er fév. 2009), nous nous sommes penchés sur les archives du musée pour retracer la manière dont l’ancien directeur Norman Reid s’est lié d’amitié avec lui.
Hormis les détails sur l’acquisition de la Salle Rothko, les documents d’archives mettent en lumière la personnalité complexe de l’artiste avant son suicide en 1970. Reid et Rothko se sont rencontrés pour la première fois en octobre  1965. Quelques jours plus tard, l’artiste écrivait au directeur, lui suggérant la possibilité d’une donation en lui expliquant que «  l’idée même était née alors [qu’ils étaient] assis l’un en face de l’autre  ». Même après cette rencontre, Reid n’aurait guère pu imaginer que l’atelier new-yorkais de Rothko sur la 69e Rue lui deviendrait bientôt «  plus familier que n’importe quel autre endroit de New York  ». En février  1966, Reid était de retour aux États-Unis. Rothko s’est alors proposé de faire don de trente tableaux qui avaient figuré dans sa rétrospective de 1961, d’abord présentée au Museum of Modern Art (MoMA) de New York puis à la Whitechapel Art Gallery de Londres. Parmi eux se trouvaient plusieurs peintures murales commandées en 1958 pour le restaurant Four Seasons de l’immeuble Seagram. Rothko avait renoncé au projet, arguant que le restaurant était «  un endroit où les plus éhontés “richards” de New York allaient venir se bâfrer et parader  ».
En août 1966, Rothko s’est rendu à Londres. Or, Reid était absent l’essentiel de cette semaine-là. Quand l’artiste fit irruption le vendredi à la Tate, Reid devait assister à un conseil d’administration. Reid présenta Rothko aux administrateurs et lui fit visiter le musée, mais les circonstances se prêtaient mal à une discussion détaillée sur l’offre de Rothko. L’artiste a quitté Londres avec le sentiment d’avoir été dédaigné. De retour à New  York, Rothko adressa une lettre furibonde à Reid  : «  Votre mépris personnel total pour ma présence à Londres et votre incapacité à procurer des occasions favorables à ces discussions me conduisent à la question que voici  : était-ce seulement une démonstration caractéristique de l’hospitalité traditionnelle des Anglais, ou était-ce votre façon de me faire comprendre que vous n’étiez plus intéressé par ces négociations  ?  » Reid lui concocta une réponse magistrale, offrant ses excuses pour «  ce satané conseil d’administration  » et, revenant à la proposition de donation. Il écrivait  : «  Seuls Turner, Picasso et Matisse ont leur propre salle à la Tate. En suggérant qu’il y ait une salle Rothko – où les peintures seraient remplacées périodiquement pour former de nouveaux arrangements comme autant de différentes mélodies –, j’envisageais cela comme le plus grand honneur que nous puissions offrir à un artiste.  » Rothko, subjugué, remercia Reid pour sa «  belle et délicate lettre  ».
Reid revint à New  York en février  1967, et l’artiste proposa de donner trente tableaux, huit à dix sous forme de don immédiat et le reste sous forme de legs irrévocable. Mais les administrateurs de la Tate s’alarmèrent d’avoir à exposer en permanence l’ensemble de ces œuvres, et décidèrent de n’en accepter que neuf, nombre gérable pour une salle unique – la première peinture fut donnée en 1968 et les huit suivantes firent l’objet de discussions détaillées. Aujourd’hui, les trente œuvres proposées par Rothko vaudraient pas loin d’un milliard de dollars, soit 800  millions d’euros (un seul tableau de Rothko a été adjugé près de 73  millions d’euros à Sotheby’s New York, le 15  mai 2007). Plus tard, Reid écrivait dans une note privée  : «  Rothko m’a confié qu’il avait proposé l’ensemble de son exposition à la Whitechapel en don au MoMA de New  York, qui l’a refusé. J’ignore si son offre était assortie de conditions mais elle exigeait certainement une présentation [permanente]. Il a évoqué la possibilité de donner toutes ces peintures à la Tate. Or, mes administrateurs ont estimé que cela poserait des difficultés considérables et nous nous sommes limités à l’idée d’une seule salle.  » La santé de Rothko se détériorait et en avril  1968 il fut atteint d’un anévrisme de l’aorte. Les relations avec sa femme Mel se dégradaient et le 1er  janvier 1969 il abandonna son domicile pour vivre dans son atelier. Reid fut l’un des premiers à lui rendre visite, le 7  janvier, et ils passèrent quatre heures ensemble.

De la déprime au suicide
Dans une note, le directeur de la Tate relevait  : «  J’ai été extrêmement déçu de trouver son atelier bouleversé par une campagne de photographie de toutes les œuvres en sa possession, dont beaucoup avaient été stockées longtemps dans des entrepôts. Rothko lui-même a beaucoup changé depuis ses graves ennuis de santé, même s’il a produit depuis une série de quarante ou cinquante peintures sur papier, dont beaucoup sont de toute beauté.  » Reid revint à New York en novembre  1969. À l’époque, Rothko «  était très déprimé à propos de son travail, de sorte qu’une bonne partie de la rencontre a consisté à le rassurer sur le fait que la Tate désirait réellement recevoir ses tableaux  ». Reid avait déjà fait parvenir à Rothko une maquette de la salle destinée à exposer ses peintures. L’artiste avait réalisé des reproductions en miniature des peintures murales pour Seagram afin d’étudier l’accrochage  – cette maquette est présentée dans la rétrospective de la Tate Modern. L’accord définitif pour la donation des huit  tableaux fut signé dans un restaurant de poissons proche de l’atelier. Les œuvres furent estimées 330  000  dollars, somme considérable pour de l’art contemporain à cette époque. Ce fut leur dernière rencontre. Dans les premières heures du 25  février 1970, Rothko s’ouvrait les veines dans son atelier. Plus tard dans la journée, on découvrit son corps au milieu d’une mare de sang. À Londres, les conservateurs de la Tate apprirent ce jour-là que les huit  tableaux étaient arrivés au musée. La nouvelle précéda de quelques heures un sombre message de Reid annonçant le décès de Rothko.
Les peintures murales de Rothko constituèrent un défi logistique pour la Tate. Comme l’expliquait Reid à l’avocat de Rothko, Bernard Reis, le 25  mars  : «  nous avons un grave problème technique rien qu’à les faire entrer à l’intérieur du bâtiment. Seules les petites œuvres peuvent franchir nos portes et aucune des grandes ne passe dans notre monte-charge… Il est ironique de constater que ces œuvres ont traversé l’Atlantique pour devoir affronter la difficulté d’intégrer le bâtiment.  » Il fallut attendre le 22  avril pour réussir à les faire passer dans la salle.
Malgré son succès, Rothko restait inquiet  : «  Il continuait à exprimer des doutes sur l’accueil que réserverait Londres à ses peintures, il semblait préoccupé en particulier par le rejet des jeunes artistes à son égard  », confiait Reid, qui a également rapporté dans une note intime ses sentiments envers Rothko  : «  Avec moi, il était constamment chaleureux et charmant. Au fil des années, ses peintures devinrent de tonalité de plus en plus sombre et il semblait flatté quand je lui disais que j’aimais ses œuvres sombres. “Si cette salle est un succès, m’a-t-il dit, je vous donnerai une autre salle d’œuvres claires”  ». Sir Norman Reid est mort en décembre 2007, à l’âge de 91 ans, et l’acquisition de la salle Rothko demeure l’un de ses plus grands succès. Achim Borchardt-Hume, le commissaire de la rétrospective de la Tate Modern, assure que la salle Rothko est «  peut-être l’ensemble d’œuvres d’art d’après 1945 le plus emblématique qu’aucun autre musée au monde ne possède  ».

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°292 du 28 novembre 2008, avec le titre suivant : Rendez-vous (presque) manqué

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