RENCONTRE

Raymond Pettibon, un dandy sombre entre deux eaux

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 5 octobre 2017 - 1175 mots

Dessinateur prolifique et personnalité tourmentée en proie à de nombreuses contradictions, Raymond Pettibon, né Raymond Ginn, montre la face noire d’une Amérique en voie de décomposition.

Maastricht. Aux États-Unis, et plus encore en Californie, sa terre natale, Raymond Pettibon est une rock star. À New York, chez David Zwirner, son galeriste, ses fans, cannettes de bière à la main, arborent fièrement, lors de ses vernissages, des tee-shirts reproduisant ses œuvres. Outre-Atlantique, ses livres s’arrachent comme des petits pains. Homo Americanus, publié l’an passé et déjà épuisé, vient d’être réédité. Sa dernière rétrospective, « A Pen of all work », présentée au New Museum de New York début 2017, a fait étape au printemps au Bonnefantenmuseum de Maastricht (jusqu’au 29 octobre). Après trois mois de valse-hésitation, l’artiste a fini par accepter de nous rencontrer en juin dernier.

L’air hagard, assis sur la terrasse du musée dominant la Meuse, Pettibon broie du noir en grignotant un sandwich. Barbe de trois jours, cheveux gris hirsutes tombant sur son costume à petites rayures noires et blanches, le regard perdu dans le vide, l’homme est au 36e dessous. Pieds nus dans ses chaussons gris, il semble indifférent aux propos ouatés de ses voisins de table : des associés de David Zwirner et des conservateurs du New Museum. Accès d’ivresse ? Lendemain difficile ? En fait, une dépression qu’il évoque sans ambages à son intervieweur. Drogués patibulaires, hippies dépenaillés au regard vide, prisonniers à l’œil noir coincés derrière des barreaux, sexes en érection, poitrines saillantes, explosions atomiques, cercueils recouverts de la bannière étoilée : à l’intérieur du musée, le visiteur est plongé d’emblée dans l’univers de l’artiste californien. Bienvenu dans une Amérique en voie de décomposition.

Raymond Pettibon est pétri de paradoxes. De tempérament placide, peu loquace, l’homme termine rarement ses phrases. Il inonde pourtant ses dessins d’indomptables flots de mots, d’une logorrhée de mots griffonnés en caractères majuscules. « J’aurais voulu être écrivain. Mais, mon père [un professeur d’anglais, auteur de quelques romans d’espionnage, jaloux de la réussite de son fils NDLR] m’a découragé de suivre la même voie que lui », marmonne l’artiste, le regard perdu dans les lointains.
 

La face noire de l’Amérique

Gamin, à Hermosa Beach, un paradis pour surfeurs, au sud de Los Angeles, où il vit avec ses parents et ses quatre frères, il joue au base ball et au football et rêve de devenir alpiniste. Il apprend seul à dessiner en étudiant des gravures de Goya, Rembrandt et Hopper. À l’âge de 18 ans, le jeune homme a trouvé son style et le vocabulaire qui sera le sien. Il associe images et textes dans des dessins grinçants, réalisés à l’encre noire, et inspirés de l’univers des bandes dessinées américaines. Il croque des motards, des hippies, des adolescents livrés à eux-mêmes, montre la face noire de l’Amérique d’après-guerre – alcoolisme, racisme, répression policière – dans des fanzines qu’il imprime et tire, chacun, à 500 exemplaires. Ses sujets de prédilection ? Le « lumpenprolétariat », la société du spectacle et les chefs d’État et dictateurs qui façonnent et minent la vie des peuples : Hoover, Reagan, Bush, Staline, Hitler. Ses personnages, dont il accentue la physionomie grotesque, à la manière de Daumier, apparaissent figés, comme s’ils étaient pris en flagrant-délit. « Je n’ai pas décidé de devenir un artiste avec un “A” comme on s’installe dans une profession. C’était pour moi une vocation », souligne-t-il sur un ton monocorde, en cherchant ses mots.

En 1977, son diplôme d’économie de l’université d’UCLA (Université de Californie à Los Angeles) en poche, il enseigne quelque temps les mathématiques. Il emploie ses périodes de loisirs à réaliser les pochettes des albums du groupe punk hard-core, les Black Flag, que son frère a créé et de plusieurs autres formations. Raymond Ginn signe ses dessins du surnom « Petitbon » (« good little one ») dont l’a affublé son père. À la maison, le jeune homme, fondu de littérature et de poésie, dévore des classiques, mais aussi tous les numéros d’Artforum des années 1960 et 1970. « J’ai plus d’attrait pour les mots que pour la peinture », glisse-t-il en émettant soudain un petit rire sonore, qui le surprend tout autant que son interlocuteur.

Dans le courant des années 1990 et 2000, une nouvelle brochette de personnages (Superman, Batman, Gumby et Vavoom), tirés de la culture populaire américaine, fait son apparition sur ses feuilles dont les formats explosent. Symboles des traumatismes et névroses de la société de consommation américaine, ces icônes du XXe siècle finissant apparaissent de manière régulière dans son œuvre aux côtés d’autres motifs récurrents, tous aussi désincarnés et détachés du réel les uns que les autres : surfeurs minuscules, vagues géantes et menaçantes, trains glissant en rase campagne. Pettibon semble osciller entre empathie et consternation à l’égard de tout ce petit monde agité.
 

Un stakhanoviste du dessin

Extrêmement réservé et plutôt emprunté à la ville, Raymond Pettibon ne s’épanouit que dans son atelier. Créateur prolifique (il aurait exécuté plus de 20 000 feuilles), l’artiste est une véritable machine à dessiner, un stakhanoviste du dessin. « Je pourrais sans trop de problème réaliser cinquante dessins par jour. Il faut beaucoup travailler pour parvenir à une bonne maîtrise de son art et à une grande fluidité, à l’image des grands maîtres de la calligraphie asiatique capables d’exécuter un dessin en quelques secondes, forts de leurs cinquante à soixante années de pratique. » Sarah Lehrer-Graiwer, critique d’art et commissaire d’exposition vivant à Los Angeles, pointe le revers de la médaille de cette logorrhée créative. « Un peu comme dans la Bible, on trouve un peu tout et son contraire dans l’immensité de l’œuvre de Petitbon. »

Repéré à la fin des années 1980 par des artistes californiens, Petitbon est exposé, dès les années 1990, dans de grandes institutions américaines (MoMa, MoCA) et européennes (Kunsthaus de Zürich, Kunsthalle de Bern), puis à la Documenta de Kassel en 2002. Le succès le laisse de marbre. L’artiste, désormais New-Yorkais et « jeune » papa, continue à utiliser les transports publics aux bras de sa compagne la vidéaste Aïda Ruilova.

Au fil du temps, son style a évolué. Depuis les années 1990, il rehausse à l’aquarelle ou à la gouache ses dessins à l’encre noire. Le sordide laisse, peu à peu, la place au sublime dans ses grandes feuilles figurant des vagues bleues gigantesques déferlant sur les côtés californiennes.

« J’ai tout de suite été attiré par la façon dont Petitbon construit ses œuvres, un peu à la manière de Lautréamont, en combinant et en jonglant avec ses différentes sources d’inspiration pour créer son propre univers. Il a vraiment le look d’un écrivain, un côté faux romantique, faux gothique, très Tennessee William, et un peu dandy », confiait, en 2005, Mike Kelley à un journaliste du New York Times magazine.

 

 

1957
Naît à Tucson (Arizona). 1977 Diplômé d’économie de l’Université de Californie à Los Angeles.
1998
Première exposition personnelle dans un musée à la Renaissance Society de l’Université de Chicago en collaboration avec le Philadelphia Museum of Art.
1999 et 2007
Est exposé à la Biennale de Venise.
2017
Rétrospective au Bonnefantenmuseum de Maastricht, puis au Garage Museum of Contemporary Art de Moscou.

 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°486 du 6 octobre 2017, avec le titre suivant : Raymond Pettibon Un dandy sombre entre deux eaux

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