Quand les modernes meublaient l’État

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 26 mai 2010 - 711 mots

La reconstruction qui a suivi la Seconde Guerre mondiale a offert aux architectes designers
de nombreuses opportunités de commandes publiques - Non sans mal.

Lorsque le Mobilier national relance après la Seconde Guerre mondiale la rénovation des bâtiments de la République, les décorateurs sont invités à se couler dans le style de leurs prédécesseurs, autrement dit à faire preuve de tempérance. Le classicisme d’André Arbus, de Gilbert Poillerat ou de Raymond Subes sera dès lors apprécié par l’administration. Si les créateurs modernes se sont trouvés, de fait, exclus de l’ameublement des palais de la République, la reconstruction et le baby-boom ont constitué du pain bénit pour le fonctionnalisme de Le Corbusier, Jean Prouvé ou Charlotte Perriand. La grande force de ces créateurs est d’avoir su développer une certaine équivalence structurelle entre leurs meubles et l’architecture.

Jean Prouvé aura ainsi meublé de nombreux établissements scolaires, comme l’école maternelle du Placieux près de Nancy en 1951, ou des bâtiments universitaires comme l’université d’Aix-Marseille. Dès 1930, il avait remporté le concours pour l’ameublement d’une cinquantaine de chambres d’étudiants à la cité universitaire de Nancy. Sa chaise à châssis métallique se compose de tubes d’acier peints en rouge, alors que ses concurrents proposaient des modèles conventionnels en bois. En 1952 et 1953, Prouvé fournit, en collaboration avec Charlotte Perriand, le mobilier de la Maison du Mexique et de la Maison de la Tunisie sises à la cité internationale universitaire de Paris, notamment la fameuse bibliothèque polychrome à plots.

L’année suivante, toujours en duo avec Perriand, il obtient l’ameublement de la résidence universitaire Jean-Zay à Antony (Hauts-de-Seine). Ils fourniront sièges en contreplaqué et bureaux compas, tandis que Serge Mouille réalise les luminaires pour les chambres et le réfectoire. Le duo Perriand-Prouvé s’occupera aussi de l’aménagement de l’immeuble de la compagnie Air France à Brazzaville (Congo).

Mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les collectivités publiques n’applaudissaient pas des deux mains devant le travail de ces créateurs modernes. Parent pauvre des budgets de construction, le mobilier est limité au strict nécessaire et les matériaux sont bon marché. Tout est serré aux entournures. Charlotte Perriand, qui se voit commander en 1951 une table éclairante pour la Maison de l’étudiant en médecine, à Paris, doit s’y prendre à plusieurs reprises, changer de fabricant et travailler finalement avec Jean Prouvé, car à chaque fois son devis était jugé prohibitif.

Les commandes connaissent aussi de nombreux couacs. L’Unité d’habitation de Marseille, groupe de logements confiés par l’État en 1945 à Le Corbusier, suscitera une foule de controverses. Le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme Eugène Claudius-Petit devra trouver des astuces juridiques, composer avec les règlements administratifs, afin que l’architecte termine son chantier en 1952. Charlotte Perriand avait alors proposé une ingénieuse idée de « cuisine bar » pour mettre fin à l’isolement de la ménagère. Mais, dans le cadre d’un appartement prototype destiné à convaincre les Marseillais, elle devra montrer d’anciens meubles.

« On ne peut que déplorer l’absence de volonté de mettre à profit une telle opportunité pour favoriser la création de meubles nouveaux dignes de l’après-guerre. Une belle occasion manquée ! », écrit Jacques Barsac dans Charlotte Perriand, un art d’habiter (1).

Un équipement mobilier « suffisamment varié »
L’ameublement de la résidence universitaire d’Antony a quant à lui traîné en longueur. Alors que Charlotte Perriand avait remporté une première fois le concours en 1950, le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme et l’Office public d’habitation font la moue devant le budget. L’équipement intérieur subit des coupes, et l’adjudication à Charlotte Perriand est annulée. Le concours est relancé trois ans plus tard, et la créatrice remet son tablier. Le recteur de l’Académie de Paris Jean Sarrailh doit alors ferrailler contre le ministère de l’Enseignement supérieur, désireux d’imposer un mobilier standard. Dans un courrier daté du 20 juin 1955, le recteur demande au ministère que « l’équipement mobilier d’Antony soit suffisamment varié pour atténuer dans une certaine mesure l’inévitable monotonie de la construction ».

La dimension esthétique risquait de passer à la trappe au profit des partisans de la simple robustesse. Finalement, grâce à de multiples pressions, le mobilier de Perriand-Prouvé est choisi pour équiper cent cinquante chambres. Même durant les « trente glorieuses », la commande publique ne fut pas un long chemin tranquille…

(1) éd. Norma.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°326 du 28 mai 2010, avec le titre suivant : Quand les modernes meublaient l’État

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