Public, privé : petits arrangements

Par Roxana Azimi · L'ŒIL

Le 25 mars 2008 - 1946 mots

La galerie, le critique d’art, le musée et le collectionneur : chacun est le rouage d’une machine à fabriquer les cotes. Un système discret, peu connu, mais terriblement efficace.

La parfaite combinaison, voilà le secret d’un prix élevé. Un collectionneur hype et remarqué, une galerie branchée qui adoube un art même des plus approximatifs – sans le galeriste new-yorkais Gavin Brown, Verne Dawson aurait pu rester au stade de la croûte –, le tout servi par des expositions dans des institutions prestigieuses et/ou à la mode, l’avis critique de grandes plumes, conservateurs ou commissaires… et le tour est presque joué. Un autre facteur ne doit pas être négligé : le potentiel scandaleux d’une œuvre.

Dans son ouvrage Le marché de l’art s’écroule demain à 18h30, le journaliste Harry Bellet appliquait l’analyse au cas de la Nona Ora de Maurizio Cattelan. L’œuvre fut montrée une première fois en 1999 à Bâle. Peu d’émoi. En revanche, la présentation qu’en fit le célèbre commissaire Harald Szeemann en décembre 2000 à Varsovie souleva un vrai scandale. Avec tout le potentiel de plus-value que cela suppose. L’œuvre est proposée aux enchères en mai 2001 par Philippe Ségalot, alors responsable visionnaire du département d’art contemporain de Christie’s à New York, fief du très puritain Rudolf Giuliani. Le catalogue précisant par ailleurs que l’œuvre serait aussi présentée à la Biennale de Venise en 2001, il n’en fallait pas moins pour que la sculpture bondisse à 886 000 dollars, alors qu’elle avait été achetée 80 000 dollars deux ans plus tôt !

L’artiste est presque absent de ce système. Il produit. Certains d’ailleurs ne font plus que répondre à la demande, assaillis par des carnets de commandes de plus d’une centaine de noms. Les cotes s’envolent et deviennent irréalistes mais ne freinent pas les collectionneurs boulimiques. Symptôme de cet emballement, le « mercato » des artistes que les galeristes s’arrachent. Claude Lévêque est ainsi passé de chez Yvon Lambert à Kamel Mennour, comme Daniel Buren quittant Marian Goodman, tandis que le jeune Loris Gréaud a préféré la puissance de Lambert à la galerie gb agency de ses débuts.

Le cas le plus spectaculaire, outre-Atlantique bien sûr, est celui de John Currin : soutenu depuis ses débuts par la galerie d’Andrea Rosen, il est passé à la fin de l’année 2003 (juste après sa grande exposition au Whitney Museum of American Art) chez Larry Gagosian, à la tête d’une véritable chaîne d’immenses galeries de New York à Beverly Hills et Londres, et faiseur de cotes mirobolantes. Celle de Currin a alors fait des bonds. Voilà dix ans, ses prix oscillaient entre 8 000 et 12 000 dollars. Cinq ans plus tard, la fourchette s’étirait de 50 000 à 150 000 dollars. Et, en novembre 2004, Homemade Pasta, une toile de 1999, décrochait le record de 847 500 dollars chez Christie’s. Un prix coquet mais « dérisoire » par rapport à 1,4 million de dollars déboursé de gré à gré en 2003 par l’éditeur S.I. Newhouse pour Fisherman, une toile achetée 100 000 dollars deux ans auparavant !

Certains collectionneurs doivent s’inscrire sur liste d’attente
Et depuis, même si l’appétit des collectionneurs pour Currin semble fléchir dans les salles de ventes, des dizaines d’autres persévèrent sur sa liste d’attente. Idem pour sa consœur Cecily Brown, quasi inconnue chez nous, mais valeur sûre de l’écurie Gagosian qui compte 137 volontaires prêts à acheter ses toiles expressionnistes. Neo Rauch, pris sous l’aile de David Zwirner, en aurait presque 40 en attente, un score synonyme aujourd’hui de qualité dans l’esprit des collectionneurs. Quant à Barnaby Furnas, largement ignoré en France et tout juste âgé d’une trentaine d’années, il n’a peint que quatorze toiles en cinq ans et ils sont 50 à patienter.

Car aujourd’hui, non seulement les artistes ou leurs galeries cadenassent la production et jouent habilement sur la raréfaction, mais ils se permettent en plus de choisir leurs acheteurs. « C’est une question de confiance. On accepte de vendre à quelqu’un qui suit notre programme et ne nous demande pas juste ce qui est le plus à la mode », indique Marc Payot, directeur de la galerie Hauser & Wirth. Du coup, ceux qui ont les moyens, mais pas l’entregent, enchérissent sans compter dans les ventes publiques pour figurer au rang des « privilégiés ». Jusqu’à miser 520 000 dollars en novembre 2006 sur Barnaby Furnas. Certaines galeries comme Andrea Rosen tentent bien de réguler le marché en imposant des contrats à l’achat pour se prémunir d’une revente intempestive, mais de tels accords n’ayant qu’une validité juridique toute relative, les collectionneurs s’en donnent à cœur joie !

Et bien que les galeries jouent aux vierges effarouchées, l’envol des cotes en ventes publiques leur profite largement. Lorsque Takashi Murakami vend une toile 60 000 dollars chez Marianne Boesky à New York et que la vente aux enchères d’une œuvre similaire atteint 600 000 dollars, les galeries doivent réévaluer leur prix et le faire monter à plus de 250 000 dollars.

La part des musées dans la flambée de l’art actuel
Jouant de leur emprise sur les collectionneurs, les galeries donnent aussi de plus en plus le « la » aux musées. Sans être encore parvenues, heureusement, à leur dicter leur programmation, elles aident considérablement à la production de nouvelles pièces pour des expositions. Le courtesy de Barbara Gladstone apparaissait sur la plupart des pièces de Matthew Barney lors de son exposition à l’automne dernier à la Serpentine Gallery. De nombreuses expositions du musée d’Art moderne de la Ville de Paris n’auraient pu être montées sans le concours, en termes de production, de la galerie Marian Goodman.

Avec cette arme de pointe qu’est la production, les galeries ont tout loisir de contrôler l’adoubement de leurs poulains par l’institution. Il a ainsi souvent été reproché à Beatrix Ruf, directrice de la Kunsthalle de Zurich, de montrer régulièrement des artistes de la galerie Eva Presenhuber. « Dans une Kunsthalle [ndlr : « lieu d’art »], vous devez évidemment travailler de manière rapprochée avec les galeries, en raison de la production, mais nous travaillons avec beaucoup de gens différents, indique Beatrix Ruf. Si je devais me limiter aux artistes qui ne sont pas montrés par les galeries, cela voudrait dire que je dois mentir, à moi-même et au public, et mal faire mon travail. Si c’est le bon moment pour montrer un artiste, je dois le faire. Mais je dois garder les frontières très précises, rester éthique. »

Outre l’institution elle-même, la figure de son directeur ou d’un commissaire d’exposition branché contribue à la fabrication de la cote. C’est le must en matière de crédibilité et de coefficient « désir » pour un artiste et son galeriste. En 2006, sur la foire Frieze, la galerie londonienne Dicksmith proposait les tableautins du jeune Edward Kay, alors âgé de 26 ans, dans lesquels l’influence de Rembrandt et de Chardin était évidente. Pour asseoir la légitimité de l’artiste, la galerie avait fait appel à la plume de Norman Rosenthal, responsable des expositions à la Royal Academy of Arts : « Il [Edward Kay] ne cherche pas à copier mais à faire pour lui-même une nouvelle peinture moderne qui refléterait l’existence de l’histoire dans le présent et un sentiment de doute fragile à propos du futur », écrivait-il dans le dossier de présentation de l’artiste. Forts de ces appuis, les tableautins se sont arrachés comme des petits pains entre 4 000 et 5 500 livres sterling (5 200 et 6 500 euros). Sans la bénédiction de Rosenthal les acheteurs se seraient-ils arrêtés sur ces tableaux ? Peu probable.

Venise et Cassel : la garantie « Biennale d’art contemporain »
Les Biennales de Venise et autre Documenta de Cassel ont-elles une influence sur le marché des artistes qui y sont exposés ? La question mérite d’être posée tant, par un curieux effet de mimétisme, ces grands raouts de l’art contemporain prennent l’allure de foires. Cette promiscuité est cultivée par la transhumance des collectionneurs de Venise vers la foire d’Art Basel, deux manifestations qui commencent toutes deux à la même période, en juin. L’effet « Vu à Venise » est garanti sur certains stands de Bâle quelques jours plus tard !

La question des accointances entre les biennales et le marché n’est d’ailleurs pas nouvelle et va grandissant depuis le prix obtenu par Rauschenberg à Venise en 1964. Tatiana Trouvé présentait ainsi des installations assez similaires à la Biennale de Venise, dans l’exposition générale de l’Arsenal, et à Bâle, dans la section « Art Unlimited ». Même effet pour le super chouchou des collectionneurs Anselm Reyle, vu au Palazzo Grassi dans la collection de François Pinault et dévalisé chez Almine Rech à Bâle dans la foulée.
Pour ce qui est des pavillons nationaux, l’exercice se révèle périlleux pour des créateurs en milieu de carrière. Si la prestation de l’artiste est insatisfaisante, elle risque de porter un coup au désir des collectionneurs et a fortiori à son marché. D’où l’effet pernicieux d’une biennale : elle dope rarement une cote, mais elle peut la faire stagner. « Les musées ne font pas la cote d’un artiste, mais c’est un chaînon efficace. L’exposition permet de vérifier si l’œuvre d’un artiste tient réellement le coup », observe Fabrice Hergott, directeur du musée d’Art moderne de la Ville de Paris.

Quant à la Documenta, elle avait à l’origine une vocation militante et culturelle mais beaucoup d’eau est passée sous les ponts de ces louables volontés et elle n’a pas résisté aux intérêts du marché. Même punition pour la Biennale de Lyon qui a fait le bonheur de Josh Smith et de Seth Price, en plein boom économique.

L’exposition muséale avant la vente, une pratique répandue
Les expositions de collections privées sont bien souvent le prélude à des ventes imminentes. La collection Liliane et Michel Durand-Dessert, exposée en 2004 au musée de Grenoble, s’est ainsi vendue l’année suivante chez Sotheby’s. Celle des photos de Claude Berri, montrée en 2003 à Arles, a été cédée l’an dernier chez Christie’s. Pierre Huber a vendu l’an dernier les pièces qu’il avait exposées en 2006 au musée de Lausanne.

L’exemple le plus cynique étant « Triumph of Painting », inventaire de la collection de peintures de Charles Saatchi. Certaines œuvres ont été depuis distillées sur le marché, notamment en mai 2007 chez Christie’s. Cette méthode, Saatchi l’éprouve depuis une décennie : après avoir organisé l’exposition « Sensation » en 1997 à la Royal Academy puis au Brooklyn Museum, le publicitaire avait cédé les œuvres chez Christie’s en 1998.

L’exposition préalable allège le travail des maisons de ventes. Les notices étant déjà rédigées dans un catalogue d’exposition, un simple copier-coller suffit parfois ! Au terme de la première rétrospective de Huang Yong Ping au Walker Art Center (Minneapolis) en avril dernier, un prêteur a profité de l’onction institutionnelle pour vendre, deux semaines après la clôture de l’événement, l’installation Da Xian-The Doomsday chez Phillips.

Christie’s a poussé plus loin le bouchon en profitant de l’exposition des « Raynaud de Raynaud » de Jean-Pierre Raynaud au MAMAC de Nice pour en annoncer la dispersion le 27 octobre 2006. Les experts ont ainsi eu tout un été pour vanter sur pièces les mérites de l’artiste.

Cerise sur le marché : les récompenses
Les récompenses, enfin, jouent leur rôle dans l‘élaboration d’une cote. Bien qu’ils s’appuient sur des institutions, comme le Guggenheim qui administre le prix Hugo Boss, ou Beaubourg qui, à sa façon, pilote le prix Marcel Duchamp, les satisfecits affichent une connivence croissante avec le marché de l’art.

La remise du prix Ricard coïncide avec la Foire internationale d’art contemporain (Fiac), celle du prix Marcel Duchamp prend pied depuis deux ans sur ce même salon, tandis que le lancement du prix pour le dessin de Daniel et Florence Guerlain s’est greffé au salon Art Paris. Les artistes du Turner Prize bénéficient de leur côté d’une proximité de calendrier avec la foire Frieze. CQFD.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°601 du 1 avril 2008, avec le titre suivant : Public, priv锉: petits arrangements

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