Pierre Charpin : « La recherche se réduit à vue d’œil »

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 17 décembre 2004 - 1086 mots

Pierre Charpin a été élu « Créateur de l’année 2005 » au Salon du meuble de Paris. Dans un entretien, il évoque ses relations avec les éditeurs et les galeries.

Il y a dix ans pile, il exposait pour la première fois au Salon du meuble de Paris, sur un podium discret donnant sur... les toilettes. En janvier, Pierre Charpin, 42 ans, grimpera cette fois sur la plus haute marche de ce même Salon (1), avec le titre envié de « Créateur de l’année 2005 ». Entretien.

N’y a-t-il pas un paradoxe à être élu « Créateur de l’année » en France alors qu’aucune de vos créations n’est produite par un éditeur de mobilier français ?
Effectivement, hormis les galeries, je n’ai pas d’éditeurs en France. La raison est simple : bien qu’ils soient peu nombreux, je n’ai jamais vraiment cherché à les approcher. Eux non plus d’ailleurs n’ont jamais vraiment cherché à me rencontrer. Ce n’est pas du snobisme de ma part, plutôt une question d’affinités. En fait, j’aime bien construire les choses en termes d’histoires. J’envisage ce qu’un éditeur peut m’apporter personnellement, et inversement, ce que je peux lui apporter. Je rêve à ces relations mythiques qui ont existé en Italie entre des designers et des éditeurs : Enzo Mari et Danese ou Ettore Sottsass et Poltronova. Je sais que cette façon de faire est aujourd’hui révolue, mais je ne vois pas comment on peut réaliser un travail de qualité sans un engagement à long terme, qui donne du sens à une aventure.

Comment s’effectue la rencontre avec un éditeur ?
Au début, je montre des croquis à la main, juste pour donner une impulsion, pour laisser le temps à l’éditeur d’entrer dans l’histoire. Je conçois qu’il puisse être difficile de juger ces dessins de prime abord. Mes objets ne sont pas spectaculaires. En outre, un croquis à la main n’est pas un médium facile. D’ailleurs la plupart des designers rechignent à montrer des dessins faits à la main. Il s’agit le plus souvent de rendus informatiques en 3D, des renderings [« interprétations » en anlais], sortes d’images hyperréalistes avec des effets de matières plus vrais que nature.

N’y a-t-il pas danger à manipuler des images virtuelles ?
Si. Ces images sont des pièges : elles donnent à l’éditeur l’impression que le produit existe déjà. Celui-ci en vient alors à réduire sa phase de développement. Or si l’on ne donne pas du temps au designer pour développer son projet, cela ne sert à rien. C’est malheureusement ce qui arrive aujourd’hui dans l’industrie : la phase de recherche se réduit à vue d’œil.

Cette phase n’est-elle pas, au contraire, un moment crucial du développement d’un produit ?
Si justement et c’est bien ce qui m’inquiète. Dans nombre d’entreprises, le marketing prend le pas sur le bureau d’études techniques. Pourquoi ? parce que les éditeurs ont la trouille ! Les projets doivent impérativement aboutir à des produits commerciaux. Dans les années 1970, par exemple, une chaise de Joe Colombo (Kartell) était évaluée sur dix ans. Aujourd’hui, si un produit ne se vend pas rapidement, il est aussitôt retiré. Objectif : la rentabilité à court terme.
Par ailleurs, les cabinets de tendances font eux aussi pas mal de dégâts. Si un projet sort un tant soit peu de leurs fameux « cahiers de tendances », il est proscrit. Cette situation est grave, car elle produit elle-même sa propre esthétique. On assiste à une sorte de nivellement, de mise aux normes de tous les produits.

Les galeries ne sont-elles pas en train de se substituer aux éditeurs de mobilier comme laboratoires de recherche esthétique ?
Si. Travailler avec une galerie est, actuellement, le seul espace suffisamment ouvert pour arriver à élaborer correctement un projet. Or qui dit galerie dit aussi marché. Le risque serait que le galeriste demande au designer de produire des choses qui correspondent à ce marché. C’est là un danger potentiel : ce laboratoire d’expérimentation se transformerait alors en lieu de production d’un marché destiné à l’élite.

Travaillez-vous beaucoup en Italie ?
Oui, mais cela ne veut pas dire que tout y est facile. Je collabore avec Zanotta depuis 1998 et pourtant nos rapports sont laborieux. J’ai notamment dessiné des meubles de rangement tellement simples qu’il était difficile pour eux d’y adjoindre de la « valeur ajoutée », tels des détails techniques sophistiqués, ce qui aurait pu justifier un prix de vente élevé. Ce projet est arrêté. Pour Alessi, je viens de dessiner une série d’articles de table en inox : un objet a été écarté, les autres sont en cours d’étude. Pour le verrier vénitien Venini, j’ai conçu le vase Boa, qui devrait sortir courant 2005. En revanche, j’ai dessiné des luminaires que le directeur artistique a trouvés… « pas assez bourgeois ». Un comble !

Quel regard portez-vous sur la production transalpine ?
L’éditeur italien a longtemps représenté un archétype : il développait son industrie sur la notion de projet et fabriquait lui-même. Tous les designers du monde se précipitaient alors en Italie. C’est encore le cas aujourd’hui, mais la situation n’y est plus aussi idyllique. Depuis plusieurs mois, des fonds d’investissement se sont mis à bâtir de grands groupes. Exemple : le groupe Charme [fondé notamment par le P.-D. G. de Ferrari et de Maserati, NDLR] a racheté plusieurs éditeurs – Cappellini, Poltrona Frau, Gufram, Gebrüder Thonet… – avec l’idée de fonctionner par « griffes », à l’instar de la mode. Bref, tout sera dicté par la politique de gestion d’un groupe, et ne découlera plus de l’expérimentation d’un projet.

Quels sont vos projets pour 2005 ?
J’en ai plusieurs en cours. J’ai dessiné la nouvelle carafe Eau de Paris (2), qui doit sortir entre janvier et mars avec un premier tirage de 30 000 pièces. J’achève actuellement au Craft (lire p. 18), à Limoges, un travail sur le thème du décor dans la céramique, qui sera montré en 2005, et dois débuter un projet avec la Manufacture de Sèvres. Par ailleurs, je conçois une collection d’une trentaine d’objets – boîte, vase, lampe, meuble… – qui sera dévoilée à la Design Gallery de Milan, lors du Salon du meuble d’avril 2005. Enfin, je prépare aussi, avec la galerie Kreo, à Paris, une exposition personnelle programmée pour 2006.

(1) Le Salon du meuble de Paris 2005 aura lieu du 13 au 17 janvier, au Parc des expositions de la porte de Versailles, à Paris. Rens : www.salondumeuble.fr
(2) Le concours, remporté par Pierre Charpin, a été organisé en juin 2004 par la Société anonyme de gestion des eaux de Paris.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°205 du 17 décembre 2004, avec le titre suivant : Pierre Charpin : « La recherche se réduit à vue d’œil »

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