Philippe Poirrier - Pourquoi l'engouement pour le patrimoine ?

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 20 août 2014 - 611 mots

« L’appétit des Français pour leur patrimoine est apparemment sans limites. Églises, mairies, châteaux, usines, ponts et jusqu’au lavoir de village… Les lieux classés sont régulièrement pris d’assaut lors des Journées du patrimoine. »

Raphaëlle Rérolle, Le Monde, 13 septembre 2012.

Comment explique-t-on l’engouement populaire pour le patrimoine ?
Philippe Poirrier L’État, depuis les années 1830, a manifesté une forte volonté de contrôler l’ensemble de la chaîne patrimoniale, à travers les actions de ses agents, et une grande méfiance envers les associations
et collectivités locales. Cela change à partir des années 1970 grâce à deux phénomènes : l’évolution considérable des politiques culturelles et l’élargissement de la notion de patrimoine. On passe alors d’une notion de patrimoine réduite aux monuments historiques les plus insignes, à une acception plus large. Le patrimoine englobe progressivement toutes les traces du passé. Cet élargissement est d’abord le fait
de militants et d’associations qui se mobilisent pour la reconnaissance du patrimoine industriel et rural. L’État réagit à cet engouement en organisant en 1980 une « année du patrimoine », c’est le ministre Jean-Philippe Lecat, élu d’un département majoritairement rural, qui lance cette opération de communication et d’appropriation qui va rencontrer un très large succès. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, cette dynamique s’accentue encore ; Jack Lang comprend que le patrimoine est un élément qui permet de toucher un vaste public. Il met en place, en 1984, ce que l’on appelle la Journée portes ouvertes dans les monuments historiques, qui va devenir les Journées du patrimoine puis, à partir de 1991, les Journées européennes du patrimoine.

Les politiques publiques ont donc joué un rôle décisif dans l’appropriation populaire du patrimoine ?
Tout à fait. Plus nettement à partir des années 1980, une des priorités du ministère de la Culture n’est plus seulement la conservation du patrimoine, mais aussi la nécessité de le rendre accessible au plus grand nombre. Cela est vrai à l’échelle de l’État mais aussi, et peut-être même davantage, à l’échelle des collectivités locales. Les élus locaux se rendent compte que le patrimoine est non seulement une ressource considérable du développement culturel et économique des territoires, mais qu’il participe aussi à la fabrication des identités locales. Les habitants sont en effet très sensibles à la reconnaissance de leur patrimoine. Ainsi beaucoup d’associations se créent ou évoluent, car ce qui est frappant, c’est que ces associations qui ont longtemps été des sociétés savantes réunissant des érudits locaux fonctionnent différemment à partir des années 1990, en recrutant auprès d’un public sociologiquement plus large. Le patrimoine perd progressivement sa connotation élitiste et s’impose comme un élément essentiel du vivre ensemble. Il y a une dynamique d’appropriation massive. Dans ce domaine, la démocratisation culturelle est une vraie réussite, car le patrimoine fait aujourd’hui partie des pratiques qui sont à la fois les plus populaires, et socialement les moins clivées.

Pensez-vous que les médias accentuent la dimension populaire du patrimoine ?
Les médias ont pris la mesure de ces enjeux et ont accompagné l’évolution de la conscience patrimoniale.
Outre la multiplication d’émissions télévisées dédiées au patrimoine, la manière dont est construite la ligne éditoriale du Journal de 13 h de TF1 est à ce titre révélatrice : le patrimoine y joue un rôle essentiel et y apparaît dans une acception très large qui coïncide avec l’évolution globale de la conscience patrimoniale. En effet, aux yeux du grand public, le délai de patrimonialisation s’est raccourci. Le patrimoine renvoie désormais à toutes les traces du passé qui appartiennent à la génération immédiatement précédente.

Repères

Spécialiste de l’histoire culturelle et du patrimoine, Philippe Poirrier est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne.
Il est l’auteur en 2013 de La Politique culturelle en débat, à La Documentation française.

Les Journées européennes du patrimoine
Ouvrent chaque année environ 15 000 monuments pendant un week-end. La 31e édition aura lieu les 20 et 21 septembre.

12 millions
De visites ont été comptabilisées lors des dernières Journées européennes du patrimoine.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°671 du 1 septembre 2014, avec le titre suivant : Philippe Poirrier - Pourquoi l'engouement pour le patrimoine ?

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