Philippe Djian : « "Divertissant" ne signifie pas "vulgaire" »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 22 janvier 2015 - 1512 mots

L’écrivain, qui se revendique populaire, est l’invité du Musée du Louvre où il propose un voyage personnel dans les arts et la littérature.

L’œil Quelle est la genèse de votre aventure au Louvre ?
Philippe Djian
En 2012, lors du cycle consacré aux arts du livre, le Louvre avait donné carte blanche à l’écrivain et réalisateur Jean-Philippe Toussaint. L’exposition associait photographies, vidéos, installations, pour « évoquer le livre sans passer par l’écrit ». J’avais posé avec Pierre Bayard, Emmanuel Carrère, Jean Echenoz, Olivier Rolin, Jean-Philippe Toussaint, pour un portrait d’écrivains inspiré du tableau Hommage à Delacroix d’Henri Fantin-Latour. Et, à l’Auditorium du Louvre, j’avais participé à une journée « Lire le musée ». Pascal Torres étant le commissaire de cette exposition, je l’avais rencontré à cette occasion. Quand il m’a proposé un voyage dans les arts et la littérature à travers des œuvres en partie puisées dans la collection Edmond de Rothschild conservée au Louvre, en me disant : « Ton regard nous intéresse », j’ai dit oui par amitié.

Comment avez-vous choisi les œuvres ?
En fait, nous avons parcouru le musée, à la recherche d’œuvres pour illustrer les thèmes du voyage intérieur, de l’exil, de la découverte… J’ai donné à Pascal des indications, il m’a fait des suggestions. Ainsi, je me suis arrêté devant ce livre des morts égyptien qui évoquait pour moi l’idée de passage, ou devant cette barque antique, ce papyrus, et ainsi de suite, jusqu’à l’art contemporain, en passant par ce récit de voyage Noa Noa de Gauguin. J’ai pu également accéder à des gravures qui ne sont pas visibles habituellement et que les visiteurs peuvent ainsi découvrir.

Qu’est-ce qui vous a surpris dans cette expérience ?
La logistique. De nombreuses pièces posaient des problèmes de logistique. Par exemple, je désirais présenter une vidéo de Bill Viola : l’artiste a fait venir son architecte des États-Unis, il a fallu commander un écran spécial, etc. Tout ne s’est pas réalisé aussi facilement que je l’imaginais mais, au final, l’exposition est belle et, si c’était à refaire, je recommencerais avec le même plaisir.

Vous, écrivain populaire, qu’attendez-vous de ce travail ?
Proposer un regard, une vision au plus grand nombre. Le Louvre est parfait pour cela. Montrer des choses que l’on voit rarement, presque jamais. Créer des connexions, des résonances. Le terme « populaire » est souvent mal perçu, mais je ne veux pas être un écrivain pour cent lecteurs. Ça ne m’intéresse pas. Je travaille un outil qui nous sert à communiquer. Je ne le fais pas pour une chapelle.

Vous avez la réputation d’être extrêmement perfectionniste quant à l’utilisation de la langue ?
Quand on cherche une station de radio, on capte le son pur à un moment précis : avant ça crache, après aussi. Nous ne sommes pas dans une période de révolution de la langue comme avec Céline ou Kerouac. Nous sommes dans une période d’adaptation. Mon travail n’est jamais terminé : je réfléchis sur la nécessité de mettre des points d’interrogation, par exemple, ou des points d’exclamation, des guillemets, je m’interroge sur le choix des mots, leur sonorité, la tournure de la phrase, sa vigueur, son intensité… Je suis aussi attentif au travail des autres, à l’humeur du temps. Je n’ai pas de difficulté à écrire des histoires, mais c’est le style qui m’intéresse avant tout. On me reproche parfois mes approximations, mes scènes invraisemblables : mais ça ne me dérange pas. Ça m’amuserait même, plutôt.

Quels types de voyages avez-vous souhaité illustrer dans cette exposition ?
J’ai choisi des œuvres qui parlent de voyage intérieur ou d’exil, de mort et de renaissance, de déplacements que ce soit sur le plan mental ou physique, qui questionnent. Faire le lien entre littérature, art et voyage, n’est pas très difficile si l’on pense à Hugo, Kerouac, Gauguin, Louise Bourgeois, Alechinsky, Bill Viola… mais aussi à certaines pièces inédites, tels ces papyrus que l’on n’expose jamais ou cette vue panoramique de la baie de Constantinople. L’idée n’était pas de présenter ce que chacun connaît déjà.

Vous avez vous-même beaucoup voyagé, est-ce pour y puiser l’inspiration ?
Non, pas pour l’inspiration. J’ai souvent suivi les envies de ma femme. Aujourd’hui, j’ai de plus en plus de plaisir à m’asseoir à mon bureau pour écrire et je recherche un mur blanc, sans fenêtre, sinon mon attention est distraite. Quand j’écris un roman, je suis en immersion. Je n’ai pas besoin de voyager pour me nourrir par rapport à l’écriture. Je préfère m’installer carrément dans un pays. En revanche, j’ai à la fois besoin d’urbanité et de nature, comme mes personnages qui ont un rapport étroit avec la ville mais habitent en dehors.

Les musées sont-ils des lieux que vous fréquentez souvent ?
Je vais souvent dans les musées. En général, la température est agréable. J’aime me perdre au Louvre, et retomber sur les Primitifs pour lesquels j’ai vraiment un faible.

Au Louvre, vous investissez aussi l’auditorium, pour en faire quoi ?
Je fais venir des musiciens que j’apprécie mais que l’on n’entend pas beaucoup. J’écoute de la musique quand je travaille. Un mélange de gens qui viennent du contemporain, du classique, du jazz, de l’électro, ouverts à l’improvisation, aux instruments préparés, au field recording, par exemple. Certains travaillent pour le cinéma, le théâtre. Ma culture vient beaucoup de la musique. Au début des années 1970, on se reconnaissait par la musique : il y avait ceux qui écoutaient Graem Allwright et ceux qui écoutaient Bob Dylan… Je suis sourd d’une oreille et, bizarrement, je perçois le monde comme une musique. Quand j’écris, j’essaie de garder une ligne mélodique. Je m’entoure de gens qui me proposent des musiques particulières. Steve Reich, par exemple, développe un univers, une musique habitée. Ou, plus près de nous, Den Sorte Skole qui utilise les samples.

Vous avez d’ailleurs écrit des chansons pour Stephan Eicher…

C’est mon ami. L’industrie du disque se porte assez mal aujourd’hui. Au début, ses albums étaient diffusés à un million d’exemplaires, aujourd’hui ils le sont à 80 000. Les maisons de disques n’ont pas su, ou pas voulu s’adapter et ce sont les artistes qui en font les frais. Il n’y a plus de grands directeurs artistiques, je ne sais même pas s’il y a encore de l’envie dans ces endroits.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans le fait d’écrire un texte court mis en musique ?

Une chanson est aussi compliquée à écrire qu’un livre, elle prend juste beaucoup moins de temps. Ce n’est donc pas une chose à prendre à la légère. Aller vers un livre demande un effort tandis qu’une chanson, un refrain, quelques mots peuvent pénétrer votre esprit sans que vous y preniez garde, à la radio, au supermarché, dans la rue. Impossible de faire n’importe quoi. Je veux dire moralement impossible. S’adresser au plus grand nombre ne signifie pas tirer le niveau vers le bas. À ce titre, le soin apporté à la réalisation de certaines séries télévisées apporte bien la preuve que « divertissant » ne signifie pas « vulgaire », que les grandes questions philosophiques, existentielles peuvent y être abordées, disons, sans rougir. Scorsese, par exemple, ne s’en prive pas.

Vous traduisez aussi Harold Pinter pour le théâtre de l’Odéon, pourquoi ?
J’aime faire aimer les gens que j’aime. C’est bien entendu le cas pour Harold Pinter. C’est également le cas pour Luc Bondy, directeur de l’Odéon et formidable metteur en scène. Les réunir tous les deux à l’occasion d’une traduction procure un plaisir très suave. Je recherche bien entendu ce genre de rencontres. Les autres sont un bon moyen de savoir qui l’on est.

Êtes-vous issu d’une famille d’artistes ?
Mon père était décorateur étalagiste pour des grands magasins et un de nos plaisirs, mes frères et moi, était d’enduire de colle et de saupoudrer de scintillant les contreplaqués qu’il découpait dans son atelier. Aujourd’hui, je suis entouré d’artistes. Ma femme Année Quinze est peintre, poète et vidéaste. Mon fils travaille dans le cinéma, ma fille aînée est plasticienne et travaille dans une galerie. Mon autre fille fait de la musique, du rock minimaliste, il me semble. Lorsque j’habitais dans les Corbières, beaucoup de peintres étaient installés dans des bergeries voisines. Gérard Gasiorowski, par exemple, qui m’a beaucoup appris, en particulier sur l’attitude de l’artiste, sur « l’orgueilleuse solitude » dont parle Roberto Arlt, sur le « cross à la mâchoire ». Sur la recherche du bon axe, du bon point de vue.

Que vous inspire la financiarisation de l’art observée aujourd’hui ?
La bonne question serait : « Que vous inspire la financiarisation de tout ce qui nous entoure ? » Et je vous répondrais que ça ne m’inspire pas. Que nous ne devons pas en être fiers.

1949 Naissance à Paris
Début des années 1980 Rencontre avec le chanteur Stéphane Eicher dont il devient le parolier
1985 Publication de 37,2Ëš le matin, qui sera adapté au cinéma par Jean-Jacques Beneix l’année suivante
1993 Il signe aux éditions Gallimard son roman Sotos
2005 Début de la série de livres Doggy Bag
2012 Prix Interallié pour son livre Oh… (Gallimard)
2014 Invité du Musée du Louvre pour l’exposition « Voyages »

« Voyages. Philippe Djian »

Jusqu’au 23 février 2015. Musée du Louvre. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 9 h à 18 h. Nocturne le mercredi et le vendredi jusqu’à 21 h 45. Tarif : 12 €. Commissaire : Pascal Torres. Catalogue paru aux éditions Gallimard (200 p., 29 €). www.louvre.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°676 du 1 février 2015, avec le titre suivant : Philippe Djian : « "Divertissant" ne signifie pas "vulgaire" »

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