Politique culturelle

Nouvelle étape pour la décentralisation culturelle

Conformément au souhait du Premier ministre, le ministère de la Culture s’apprête à lancer des expérimentations

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 2 mai 2003 - 1886 mots

Lors de la première vague de décentralisation lancée par les lois Defferre de 1982, la Culture fut l’un des ministères les plus réticents, consentant tout juste à inscrire dans la loi la délégation des archives et des bibliothèques aux départements. En vingt ans, s’est dessinée une nouvelle architecture des pouvoirs locaux, les collectivités territoriales finançant aujourd’hui plus de 60 % de la culture. Mais les politiques culturelles des collectivités restaient jusqu’à présent solidement encadrées par l’État. La seconde étape de décentralisation engagée par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin suscite une onde de choc dans une France jacobine. État des lieux du New Deal culturel.

PARIS - La grande locomotive de la décentralisation s’est à nouveau mise en branle. Vingt ans après les premières lois, une nouvelle étape est à l’ordre du jour. La culture, qui avait fait preuve d’un certain protectionnisme lors du premier rendez-vous, se trouve davantage concernée par les transferts de compétences. Leitmotiv de tous les partis politiques, le droit à l’expérimentation, aujourd’hui inscrit dans la Constitution, entend moduler l’onde de choc d’une décentralisation abrupte et hâtive. Signés en 2001 et 2002 pour une durée de trois ans, les douze protocoles expérimentaux de décentralisation sur les thèmes du patrimoine et, minoritairement, des enseignements artistiques, entendaient déjà éviter des mécanismes trop brutaux en dégageant des hypothèses réalistes de généralisation. “Il ne s’agit pas d’une démarche de décentralisation in fine. Le droit à l’expérimentation permet de voir ce qui est généralisable et ce qui est local. Si la décentralisation ne permet pas de plus-value, on revient en arrière. Tout est réversible”, souligne Évelyne Lehalle, chargée de mission à la délégation au Développement de l’action territoriale (DDAT). Le constat à mi-chemin des protocoles révèle qu’aucun de ces processus n’est réversible, les collectivités concernées ayant adopté une position volontariste.
Le principe de subsidiarité est au cœur des débats. Il suppose que l’État, pour ne pas disperser ses efforts, doit déléguer aux collectivités territoriales les tâches qu’elles sont en mesure d’exercer.
Quel échelon de territoire doit-on dès lors privilégier ? Les Régions semblent plébiscitées, d’autant plus que leurs budgets ont connu la plus forte expansion en décuplant entre 1982 et 2001. En comparaison, ceux des départements et des communes ont été respectivement multipliés par plus de 2,6 et 2,7 sur la même période. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les protocoles d’expérimentation aient concerné en premier lieu les Régions plutôt que les départements. Jusqu’à présent, ces derniers s’occupaient de la conservation et de la mise en valeur des archives et des bibliothèques départementales, de l’organisation et du financement des musées départementaux, comme le Musée Matisse de Cateau-Cambrésis, pour lequel le conseil général du Nord a dégagé 5,11 millions d’euros, soit plus de 44 % du coût des travaux. Les Régions ne disposent pas actuellement de véritables compétences dans le domaine culturel, si ce n’est au niveau des Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC). Certaines, comme l’Alsace ou PACA (Provence-Alpes-Côte d’Azur), se sont pourtant fortement investies dans ce domaine en mettant en place des outils d’actions spécifiques en collaboration avec l’État. La commune reste la plus directement concernée par l’action culturelle, qui est d’abord une opération de proximité. C’est elle qui assume 60 % des dépenses culturelles publiques en France, les départements ou les Régions n’y contribuant que pour 15 à 20 %. L’intercommunalité ne semble pourtant pas vraiment inscrite dans la réflexion menée actuellement.

Le patrimoine, champ privilégié
Le patrimoine est le champ privilégié par la décentralisation. Tous secteurs confondus, le budget consacré par l’État à la restauration des monuments historiques s’élève à quelque 240 millions d’euros. Pour entretenir l’ensemble des monuments historiques, cette somme se révèle dérisoire. Les collectivités locales sont, de leur côté, attachées à leur patrimoine, source d’identité locale. Mais elles ont l’impression d’être écrasées par les frais de restauration et d’entretien. 80 % du patrimoine appartient en effet à des communes de moins de 20 000 habitants. Le ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon, devrait annoncer avant l’été la reprise des lignes définies par Jean-Pierre Raffarin lors de la synthèse des Assises des libertés locales à Rouen. L’Inventaire sera donc confié aux Régions, qui joueront un rôle de chef de file auprès des autres collectivités. De manière expérimentale, il est possible de transférer aux Régions et aux départements la gestion des crédits d’entretien et la programmation de travaux sur les monuments historiques ne relevant pas de l’État. “On part du principe que c’est le propriétaire qui assume la maîtrise d’ouvrage. Au niveau de la maîtrise d’œuvre, on souhaite desserrer l’étau qui fait qu’aujourd’hui une collectivité ne peut travailler qu’avec un seul maître d’œuvre, un architecte en chef désigné. On s’achemine vers un choix de plusieurs architectes en chef”, indique Muriel Ghenton, conseillère technique du ministre de la Culture. Ces différents transferts semblaient pourtant déjà entérinés par la loi Démocratie de proximité du 27 février 2002 qui prévoyait, à titre expérimental, une délégation des compétences en matière de patrimoine, pour une durée ne pouvant excéder trois ans. Cette loi envisageait même de confier, dans les conditions fixées par une convention avec l’État, la responsabilité du classement des monuments historiques aux collectivités territoriales. Dans le cadre du protocole de décentralisation, l’Isère, premier département pour les dépenses culturelles en matière de patrimoine, avait déjà exploré la gestion de l’inventaire, en espérant maîtriser à terme l’inscription. Le classement et l’inscription resteront pourtant la chasse gardée de l’État. “La protection n’est pas une question de proximité. Il faut au contraire être loin du terrain, pour éviter les conflits d’intérêts. Nous serons du coup amenés à abroger ce chapitre de la loi Démocratie de proximité”, explique Muriel Ghenton.
La propriété et la gestion des musées et des monuments historiques d’intérêt régional pourront enfin, si elles le souhaitent, être confiées aux collectivités. La distinction entre “intérêt national” et “intérêt régional” n’est pas toujours nécessairement pertinente. Certains monuments qui pourraient être d’intérêt national appartiennent parfois à des collectivités, comme c’est le cas du palais des Papes à Avignon ou du château de Blois. Avec une prudence jacobine, le rapport de Jean-Pierre Bady sur la décentralisation en matière de patrimoine recommandait d’éviter que les collectivités “viennent faire leur marché”. Il avait même suggéré le transfert dans l’autre sens des monuments d’intérêt national vers l’État, chose peu probable. De leur côté, les collectivités ne veulent pas d’une opération vide-grenier lancée par l’État. “La question cruciale repose, bien entendu, sur le transfert de l’État vers les Régions des financements actuellement affectés à ce type de dépenses. Ces financements devront faire l’objet d’une revalorisation ou d’une actualisation compte tenu de l’état réel des besoins”, insiste Michel Vauzelle, président du conseil régional de PACA. Un transfert qui ne se fera pas sans un coût certainement élevé pour l’État.
Si ce dernier cesse d’être prescripteur des dépenses, les professionnels de la culture n’en exigent pas moins des garanties. “Le danger, ce n’est pas la décentralisation, mais comment l’État va accompagner cette décentralisation. Il faut un certain nombre de garde-fous, des conventions de partenariats, des comités d’évaluation. Une source unique de crédits, pourquoi pas ? Mais une évaluation partagée”, estime Pascal Neveu, directeur du FRAC Alsace. “Je pense que l’État pourrait transférer la valorisation du patrimoine, qu’il soit archéologique ou architectural, voire les enseignements artistiques, sans que soit remis en cause son rôle de garant, qu’il ne faut toutefois pas confondre avec celui de maître d’œuvre”, module Adrien Zeller, président du conseil régional d’Alsace.
Les réflexes de défense de nombreux professionnels puisent dans des annales malheureusement riches. Nombreuses sont les collectivités rétives à une culture qui ne viendrait pas “d’en bas”. Les professionnels craignent de n’avoir plus qu’un seul interlocuteur, les directions régionales des Affaires culturelles (DRAC) perdant de leur substance. Avec le transfert des compétences et des crédits aux Régions, la chute depuis plusieurs années des dotations des DRAC ne peut que s’aggraver. Celles-ci risquent alors d’en être réduites à un rôle de contrôle et d’expertise. Une frange des personnels pourrait à terme être affectée aux Régions, comme ce sera le cas pour les agents de l’Inventaire. “Le personnel de l’Inventaire s’est certes posé des questions. Dès l’instant qu’on ne dénature pas la méthodologie que définira la loi, les inquiétudes n’ont pas lieu d’être. La mise en sommeil de la DRAC n’est pas d’actualité, mais il va y avoir des inflexions importantes. On est arrivé au bout d’un système”, estime Abraham Bengio, directeur de la DRAC Rhône-Alpes. “Les transferts ne toucheront pas la majorité du personnel des DRAC, précise Muriel Ghenton. L’exemple de la Corse, où les deux tiers du personnel sont en phase de transfert, est impropre à la généralisation. Il reste toutefois nécessaire de repenser l’organisation et la culture des DRAC.” Bref, il serait temps que DRAC et collectivités cessent de se regarder en chiens de faïence.

Risque de rupture dans l’équité géographique
L’idée d’une délégation des compétences aux collectivités pourrait aussi provoquer une rupture dans l’équité géographique. La culture serait-elle dès lors abandonnée dans les régions les moins nanties ? “Pour la culture, ce n’est pas une question, ou rarement, de richesse, plutôt de manque de désir des élus et de leurs ouailles, défend Évelyne Lehalle. De plus, les expériences les plus vastes et les plus riches pour les publics ne se situent pas dans les régions ni dans les villes ou départements les plus riches, exception faite de Paris.” Le large socle d’échantillons choisis par les protocoles, comprenant aussi bien des Régions cossues comme PACA que des départements moins favorisés comme la Lozère, devrait permettre une extrapolation relativement fiable.
De nouveaux recrutements dans les collectivités seront aussi nécessaires. “L’expérience montre que lorsqu’elles exercent une compétence, les collectivités se dotent des moyens nécessaires. Ce fut le cas pour les départements qui gèrent notamment les services d’archives et les bibliothèques départementales de prêt. Dans le domaine des archives, la modernisation du service fut réelle. De 1986 à 2000, les effectifs ont augmenté de 236 % !” rappelle Daniel Barroy, directeur de la DRAC Lorraine. Un des volets les plus sensibles, et pour l’instant négligé, reste celui de la formation. La décentralisation serait l’occasion de mener une politique innovante en ce domaine. “Si l’on profitait de la décentralisation, suggère avec pertinence Evelyne Lehalle, pour savoir ce que l’on attend aujourd’hui d’un conservateur ou d’un directeur de centre, et prévoir un plan de formation en même temps qu’un transfert ?”

L’enseignement artistique

La cartographie de l’enseignement artistique est déroutante. Six écoles nationales en région et quarante-cinq écoles territoriales préparent à des diplômes nationaux d’enseignement supérieur. La différence porte sur le statut et non sur le diplôme préparé. Cette complexité absurde offre l’image d’un enseignement à deux vitesses. On peut légitimement s’interroger sur la pertinence d’un tel foisonnement. La création d’une école d’art relevant de l’initiative locale, la répartition géographique ne manque pas d’étonner. En Midi-Pyrénées, il n’existe que deux écoles délivrant un diplôme national, tandis que le Nord-Pas-de-Calais ou la Région Rhône-Alpes en comptent cinq. Le protocole de décentralisation mené dans le Nord-Pas-de-Calais, un des rares concernant les enseignements artistiques, entend structurer l’offre de formation à l’échelle régionale par un travail en réseau des écoles de Dunkerque, Tourcoing, Cambrai, Valenciennes et du Fresnoy, dont les capacités budgétaires sont disparates. Le ministre de la Culture compte lancer rapidement une radioscopie de cette situation encore très floue avant d’entamer une réforme (lire l’entretien avec Martin Bethenod, délégué aux Arts plastiques, p. 5).

Préserver une action territoriale de l’État

En pendant à la décentralisation, et pour désamorcer les craintes quant à une capitulation, le ministre de la Culture souhaite harmoniser l’action territoriale de l’État. Dans le domaine du spectacle vivant, un grand travail de mise à plat des réseaux existants a été entamé. “L’intervention de l’État s’est faite de manière anarchique, sédimentée, selon les volontés des collectivités. Les subventions peuvent aller de 15 % à plus de 50 %, explique Muriel Ghenton, conseillère technique au ministère. Nous souhaitons redonner une logique et fixer l’engagement de l’État”?. Jean-Jacques Aillagon s’est aussi donné pour mission de développer des médiathèques de proximité et d’accélérer la politique de dépôts des musées parisiens. Symboliquement, son dernier voyage à Toulouse s’est accompagné du dépôt d’un buste de Voltaire venant du Louvre. Par ailleurs, outre l’antenne du Centre Pompidou à Metz, le Musée du Louvre pourrait aussi créer une antenne dans le sud de la France pour déployer ses collections d’antiquités de l’Afrique romaine. L’éducation artistique devrait aussi être redynamisée du point de vue des territoires, en partenariat avec l’Éducation nationale.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°170 du 2 mai 2003, avec le titre suivant : Nouvelle étape pour la décentralisation culturelle

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