Mémoires artificielles

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 18 septembre 2013 - 459 mots

Au futur, incertain et imprévisible, le passé offrait jusqu’à présent un contraste rassurant. On pouvait globalement se fier à la mémoire, matière certes labile et toujours sujette à éclipses, mais tout de même propre à restituer plus ou moins fidèlement ce qui avait été – et d’autant mieux qu’elle pouvait désormais grâce au numérique compter sur les capacités de stockage presque infinies des serveurs.

L’expérience conduite récemment au MIT par le professeur Susumu Tonegawa et son équipe pourrait bien faire voler en éclats ce fragile point d’appui. Au prix d’une manipulation génétique et de quelques chocs électriques, cet ancien prix Nobel est parvenu à induire un faux souvenir chez des souris en leur faisant associer à un espace A la décharge reçue dans un espace B. Inutile d’aller bien loin pour imaginer ce à quoi pourrait mener pareille découverte. Il suffit de revoir Total Recall, film de Paul Verhoeven sorti en 1990, qui faisait récemment l’objet d’un (mauvais) remake : le héros, Douglas Quaid, interprété par Schwarzenegger, y était le jouet de manipulations mémorielles sans que le spectateur sache jamais si ce qu’il voyait avait été vécu ou si le film n’était qu’un long souvenir créé artificiellement par l’entreprise Rekall. Début septembre, les recherches les plus récentes sur la mémoire (humaine et informatique) constituaient aussi le point de départ du festival Ars Electronica à Linz, en Autriche. Via une exposition et une conférence justement intitulées « Total Recall », l’incontournable rendez-vous européen des arts numériques entendait à la fois rendre compte des dernières découvertes en matière de mémoire humaine et de stockage des données (les deux tendent de plus en plus à se confondre) et montrer la manière dont les artistes s’en saisissent.

Parmi les travaux présentés, ceux de Nick Goldman constituent en quelque sorte le contrepoint de ceux de Tonegawa. Comme ce dernier, le biologiste anglais travaille sur l’ADN. Chez lui pourtant, la double hélice ne sert plus à falsifier la mémoire, mais à la conserver. La première vocation de l’ADN étant justement de contenir quantité d’informations, le chercheur a en effet eu l’idée d’en faire un support de stockage. Hybridant les données numériques les plus banales (jpeg, pdf, etc.) avec du matériel génétique, il a réussi à encoder sur des molécules d’ADN l’équivalent de 1 MB de photos, de poèmes ou d’articles.
 À Ars Electronica, il présentait ainsi une œuvre réalisée en collaboration avec l’artiste Charlotte Jarvis. Singulière par ses dimensions quasi microscopiques (l’ADN a l’apparence d’une minuscule poussière), celle-ci propose une version moléculaire d’une pièce musicale composée par l’Anglaise Mira Calix et dont il n’existe pour l’instant aucune autre version. Pour l’écouter, il faudra donc disposer d’un séquenceur d’ADN – machine encore rare et coûteuse, mais qui pourrait devenir un jour l’équivalent futuriste des lecteurs MP3…

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°661 du 1 octobre 2013, avec le titre suivant : Mémoires artificielles

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