Maurice Denis, un autre moderniste

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 1 novembre 2006 - 1237 mots

À l’image de certains de ses contemporains, Maurice Denis a érigé une esthétique savante, habitée par la permanence de la tradition et l’obsession de la modernité. Une singulière oscillation.

Si les nabis, à la fin du dix-neuvième siècle, orientèrent de manière décisive, voire radicale, leur art vers la modernité, augurant des « avant-gardes » à venir, Maurice Denis ne souscrivit jamais à une politique de la tabula rasa, n’ayant de cesse de s’imprégner de la tradition et de l’art des anciens. Se constituant un véritable panthéon esthétique, il s’imprégna de la leçon de divers maîtres, depuis les primitifs italiens jusqu’à Puvis de Chavannes. Ceci afin d’instituer son art, présidé par le « sacré », autour des notions cardinales d’idéalisme et d’ordre.
Nourris du privilège d’une histoire de l’art rétrospective, certains de ses contempteurs lui reprocheront un caractère passéiste tandis qu’il fut l’un des promoteurs majuscules d’un renouveau artistique. Au cœur d’un regrettable malentendu, s’agit-il d’une disjonction dans la manière d’envisager la généalogie ?

La légende dorée des nabis
Tout mouvement artistique comporte sa part de légende. Celui des nabis n’échappe pas à la règle. En 1888, Sérusier, de retour à Paris après un voyage en Bretagne, dévoile à Denis et les siens Le Talisman. La toile fut exécutée sur les conseils de Gauguin improvisé superviseur auprès du futur « prophète » auquel il distille ses commandements : il s’agit de minorer l’importance du sujet du tableau afin de privilégier une approche synthétique de la peinture. Sans transiger avec la peinture naturaliste, l’artiste doit dès lors rendre compte de ce qu’il a sous les yeux. Aussi l’arbre vert et l’ombre bleue seront-ils portés sur la toile inaugurale qu’est Le Talisman selon un chromatisme saturé qui laisse présager de l’abstraction à venir vingt ans plus tard.
La hardiesse roborative de l’œuvre de Gauguin, dont Sérusier se fait le passeur, imprimera à celle de Denis un tournant considérable. Il s’oriente désormais vers une peinture traitée en aplats colorés, stylisant les formes selon des arabesques ondoyantes et décoratives. Le Portrait de Madame Ranson au chat (1892) et Les Muses (1893) donnent à voir une subtile simplification, une exploitation sourde des couleurs et des « teintes dérivées ».
« Ce découpage en puzzle d’une surface du tableau rendue homogène », ainsi que la caractérise Jean-Paul Bouillon dans l’un des trois textes fondamentaux qu’il consacre au catalogue, laisse deviner l’influence du cloisonnisme de Gauguin et d’Émile Bernard, adapté à une esthétique Art nouveau. Mais la peinture de Denis, nourrie d’idéalisme, excède la seule et remarquable exploration formelle. Elle est la mise en œuvre programmatique d’une immense œuvre théorique.

Le respect de la tradition
Le « nabi aux belles icônes » fait œuvre de théoricien, notamment avec sa célèbre « Défense du néo-traditionnisme », parue en 1890 et dont une phrase lui assura la postérité un demi-siècle durant : « Un tableau est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. »
La surprenante Montée au calvaire (1889) semble une illustration de cet énoncé résolument moderne qui, devenu par trop fameux, tendit à assimiler un temps son auteur à un formalisme pictural que les œuvres à venir n’auraient, selon ses détracteurs, jamais confirmé. Alors que les splendides dessins du musée du Prieuré suffisent à attester de sa modernité, le hiatus provoqué dans la grammaire des formes par Denis ne doit pas nous tromper, ainsi que le titre de son article de 1890 le laisse deviner : il est avant tout attentif à la tradition dont le renouveau fournit une formidable gageure, une alternative à la modernité des « avant-gardes ».
Chez Denis, la tradition, loin d’être un poids, est une promesse. Celle d’un besoin d’ordre qui n’est aucunement antithétique d’un « appel du moderne ». Aussi les œuvres succédant à son voyage en Italie de 1898, vécu comme une révélation, lui permettent-elles de conjuguer art sacré et construction.
Une monumentalité, une propension géométrique, une solidité alimentent un « nouveau classicisme » selon les mots de Jean-Paul Bouillon. Un classicisme dont la filiation logique le conduira des fresquistes du Trecento à Piero della Francesca puis à Poussin et à Cézanne auquel il rendra un respectueux hommage dès 1900, disposant ses amis Redon, Vuillard ou Roussel devant une nature morte du maître ayant appartenu à… Gauguin.
La tradition, associée au sacré et au monumental, nécessitait d’être exploitée sur de grands espaces. Puvis de Chavannes fut à ce titre le guide incontestable. Denis, s’inspirant de la leçon du maître, édifie un art « construit », examiné par Sylvie Patry, commissaire de la manifestation du musée d’Orsay, dont les plus savants exemples se contemplent en des espaces aussi divers que Sainte-Marguerite du Vésinet en 1903, la Société des nations dès 1927 ou le Théâtre de Chaillot en 1937.

« Polychrophilarmonique »
Si l’exposition « Aux origines de l’abstraction », présentée au musée d’Orsay en 2003, avait montré le rôle de la musique dans l’instauration de la modernité, l’analyse doctement construite de Jean-David Jumeau-Lafond au sein du précieux catalogue permet d’évaluer la place de cette dernière dans la production de Denis. Grand ami d’Ernest Chausson pour lequel il réalise un plafond (Avril, vers 1894) destiné à enrichir la collection du compositeur, le peintre est un familier de la musique de Debussy, Duparc ou Dukas. Ses affinités électives, qu’il est permis de rapprocher des préoccupations d’un Mallarmé, se voient explicitées avec la toile Marthe au piano (1891) où il figure sa muse et épouse siégeant devant un piano et la partition du Menuet de la princesse Maleine inspirée de Maeterlinck.
C’est au théâtre des Champs-Élysées, dont il peint le plafond en 1913, selon une iconographie complexe dessinant une histoire de la musique, que Denis donne la mesure de son talent de « polychrophilarmonique » ainsi que le surnomma Ranson. Tout comme pour la décoration du salon de musique de Morozov à Moscou, il se révèle un formidable « illustrateur » d’une grande modernité. Nul hasard donc à ce qu’il se soit consacré également à l’illustration de plus de cinquante ouvrages dont le musée d’Orsay présente, dans une section parallèle, d’éminents exemples, tels ses dessins pour Sagesse de Verlaine en 1889 et ceux pour les Fioretti de Saint-François d’Assise, publiés en 1913.
Théoricien, artiste polyvalent animé aussi bien par un idéalisme tendant vers l’abstrait que par un souci de construction, Denis ne cessa de s’interroger sur ses contemporains et sur le sens de la modernité dont il convenait de percer les arcanes. Sa propension au sacré, étudiée par Paul-Louis Rinuy, brouilla sans doute les pistes, entachant une fortune critique que les deux expositions simultanées permettent de réévaluer.
Moderne, Denis le fut. Mais sans fracas et sans coups d’éclat. Dans une solitude recueillie dont les photographies intimistes, floues et presque abstraites de ses proches sont des témoignages éloquents. De son côté, le peintre Alex Katz, parallèlement exposé au musée d’Orsay, tentera de rappeler l’importance de Maurice Denis et achèvera sans doute de convaincre les derniers sceptiques…

Autour de l’exposition

Informations pratiques • « Maurice Denis » se tient au musée d’Orsay, du 31 octobre 2006 au 21 janvier 2007. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 9 h 30 à 18 h et le jeudi de 9 h 30 à 21 h 45, tarifs : 9 € et 7 € (accès gratuit pour les moins de 18 ans et le premier dimanche du mois). Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion d'Honneur, Paris VIIe, tél. 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°585 du 1 novembre 2006, avec le titre suivant : Maurice Denis, un autre moderniste

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