Les photographies de tableaux sont-elles de l’art ?

Les États-Unis les assimilent aux photocopies, la France est plus favorable aux photographes

Le Journal des Arts

Le 8 janvier 1999 - 1071 mots

À New York, un juge fédéral a décidé que les photographies de tableaux, à l’instar des photocopies, ne présentent pas une originalité suffisante pour bénéficier de la protection du droit d’auteur. Les musées essayant de juguler la concurrence en matière de reproduction de leurs collections pourraient pâtir des conséquences de ce jugement. En France, la situation juridique est plus favorable aux photographes.

NEW YORK/DIJON. La plainte pour non-respect du droit d’auteur déposée contre la société informatique canadienne Corel Corporation, par Bridgeman Art Library Ltd, une société britannique délivrant les autorisations de reproduction photographique d’œuvres de musées, a donc été rejetée. Le litige portait sur l’édition en sept volumes par Corel de Professional Photos CD-Rom Masters, contenant des reproductions de tableaux de musées, dont le Cavalier souriant de Frans Hals (Wallace Collection, Londres). Ce cédérom aurait reproduit des ektas de Bridgeman sans son autorisation (lire le JdA n°68, 9 octobre 1998).

Tous les tableaux dont la reproduction est contestée par Bridgeman sont tombés dans le domaine public. La cour a d’ailleurs précisé que les photographies de ces tableaux ne sont pas davantage soumises à la protection du copyright, et aussi bizarre que cela puisse paraître, ce cas de figure ne se serait jamais présenté.

Bridgeman étant une société britannique et la plupart des tableaux étant sur le sol anglais, le tribunal de New York a appliqué la législation anglaise conformément au Copyright, Designs and Patent Act de 1988 (loi sur la propriété intellectuelle, industrielle et les brevets). En vertu de ce texte, les œuvres d’art “originales” peuvent faire l’objet d’un “copyright”. Par “originale”, la loi entend que l’œuvre en question “ne peut être la copie d’une autre œuvre”. Les compétences, le travail et le discernement “nécessaires à la reproduction d’une œuvre ne peuvent conférer l’originalité”, a estimé le tribunal. Il a donc rejeté l’argument de Bridgeman, qui avançait que ses ektas étaient des originaux puisqu’ils requièrent le talent artistique et l’originalité d’un photographe.

Selon le juge Lewis Kaplan, l’analogie la plus probante est celle de la photocopieuse. Mettre au point une technologie qui va permettre de reproduire des documents trait pour trait requiert des ingénieurs de grand talent, “mais cela n’entraîne pas que les reproductions sont protégées par un copyright”. Conclusion, on ne peut dissocier les reproductions de Bridgeman des tableaux, puisqu’il n’y a ni création personnelle, ni variation, ni apport d’aucune sorte.

Le tribunal a précisé que le jugement aurait été similaire si l’on avait pris en compte la législation américaine puisque, aux États-Unis, les critères d’originalité impliquent “une variation notable” entre l’œuvre pour laquelle on réclame un copyright et l’œuvre reproduite. En revanche, d’après les experts, cette décision ne pourrait s’appliquer à des photos de sculptures ou d’architectures car, dans ce cas, le photographe transforme un volume – tridimensionnel – en une image bidimensionnelle.

Le monopole des musées menacé
Ce jugement soulève une question importante, en suspens depuis longtemps : pourquoi les musées auraient-ils l’exclusivité de la reproduction des œuvres en leur possession ? Ils ont pour habitude d’interdire aux visiteurs désireux de prendre des photographies l’utilisation de trépieds et d’éclairages et, d’une certaine manière, usent de leur droit de propriété pour contrôler et limiter, au sein de leurs locaux, la reproduction d’œuvres d’art pourtant tombées dans le domaine public.

En résumé, les visiteurs vont probablement continuer à faire le bonheur des boutiques de musées en achetant cartes postales et affiches, même si la concurrence propose des produits similaires. Mais, d’un autre côté, le développement du numérique pourrait entraîner des répercussions fâcheuses pour les musées. En effet, lorsque la photographie d’une œuvre est autorisée, l’ekta obtenu a une durée de vie de cinq à sept ans qui ne menace pas de manière permanente le contrôle exercé par les musées sur les initiatives de la concurrence. En revanche, les images numériques ont une durée de vie illimitée. Une fois numérisée, la photographie d’un tableau peut être transformée en une reproduction haute définition comparable à celle proposée par les musées. Quelles armes reste-t-il alors aux musées pour lutter contre la concurrence capable de reproduire à l’infini leurs œuvres sur des cédéroms, des affiches, des beaux livres – ou sur de nouveaux supports ?

La situation juridique française
En France, la situation juridique est plus favorable aux photographes. Dans une affaire similaire, un litige opposant une revue d’art qui avait reproduit des clichés fournis par un musée au photographe qui avait réalisé les prises de vue, la cour d’appel de Dijon, par un arrêt du 7 mai 1996, a considéré que des photographies de tableaux étaient protégeables. Pour conclure dans ce sens, la cour d’appel, après avoir visé l’article L 112-2 du Code de la propriété intellectuelle qui protège (entre autres) les “œuvres photographiques”, estimait que “la reproduction, destinée à une publication d’art, d’un tableau ou d’un dessin exposé dans un musée ne constitue pas une simple opération technique ; qu’elle suppose de la part du photographe un certain nombre de choix, notamment quant à l’éclairage et à l’utilisation corrélative du matériel, d’où résultera une photographie attractive ou non, et plus ou moins fidèle à l’original”...

Pour compléter cette argumentation que les juges d’appel jugeaient peut-être eux-mêmes un peu faible, l’arrêt faisait de façon supplétive appel aux publicités de la revue décrivant les œuvres qu’elle reproduit comme “merveilleusement photographiées”. Rappelons, à l’inverse de ces derniers arguments, que le Code de la propriété intellectuelle assure la protection des œuvres de l’esprit “quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination” (art. L 112-1), et que la Cour de cassation est pointilleuse sur ce chapitre, annulant régulièrement les décisions fondées sur une appréciation qualitative. Pour apprécier l’originalité qui permet la protection au titre du droit d’auteur, la Cour de cassation impose régulièrement aux juges d’appel de vérifier que “l’œuvre”, même de façon discrète, porte ou peut porter “l’empreinte de la personnalité de l’auteur”. Dans cette affaire, un commentateur averti (Claude Colombet) a relevé la notion de “choix” – qui reviendrait assez fréquemment dans les jugements en matière artistique – et qui serait en fait l’indice de cette “empreinte”. Si une jurisprudence stable devait s’établir sur ce point, elle ne faciliterait pas la tâche aux petits musées, qui n’ont pas les moyens d’entretenir un service photographique permanent et dont les reproductions photographiques des œuvres constituent l’essentiel des produits dérivés. Évidemment, le même raisonnement pourrait prévaloir pour la mise en ligne des images sur les bases de données iconographiques qui se développent rapidement sur l’Internet.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°74 du 8 janvier 1999, avec le titre suivant : Les photographies de tableaux sont-elles de l’art ?

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