Les greffes réussies de Bertrand Lavier sont toujours en chantier

Un entretien avec l’artiste à l’occasion de sa rétrospective à Paris

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 28 juin 2002 - 1319 mots

Comment aborder l’exercice difficile de la rétrospective ? À l’invitation du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, Bertrand Lavier a choisi de réarranger son œuvre dans un parcours aux résonances cinématographiques, de relire et relier pièces anciennes et récentes. Préférant le terme de « chantier » à celui de « série », l’artiste revient avec nous sur son exposition et les principales orientations qui définissent un travail entamé au début des années 1970.

Votre précédente “rétrospective” au Musée d’art moderne et contemporain (Mamco) de Genève (lire le JdA n° 130, 29 juin 2001) avait pris la forme d’une exposition d’expositions. Comment avez-vous conçu celle-ci ?
Pour mon plaisir personnel, je n’avais pas envie de refaire la même exposition. Je suis assez sensible à l’acoustique des lieux, et le Mamco, avec ses modules, ses boîtes plus ou moins grandes où l’on peut jouer plusieurs partitions, se prêtait naturellement à ce genre de scénarios. Pour le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, j’avais envie de quelque chose de très fluide, de cinématographique, l’équivalent d’une balade musicale. On peut se promener dans une exposition où il y a des effets de fondus enchaînés, de travellings, puis une petite montée dramatique. On rencontre Nautiraid, un canoë kayak détruit et restauré, une sculpture troublante et émouvante. J’aime dire que je suis le “DJ de l’exposition”. Je mêle des choses anciennes, d’autres nouvelles et, finalement, il est difficile de les dater. Une pièce qui a quinze ans ne les fait pas par rapport à une autre datée de 2002. Enfin, 80 % des choses montrées n’ont jamais été vues à Paris.

Cette juxtaposition d’œuvres récentes et anciennes s’explique en partie par votre mode de travail. Vos pièces ne se regroupent pas en séries mais en “chantiers”. Comment les menez-vous et quels sont les chantiers en cours que vous présentez ici ?
Évidemment, les chantiers peuvent être chronologiques. J’ai commencé à faire des objets peints avant de mettre un réfrigérateur sur un coffre-fort. Mais je n’arrête aucun chantier, je les continue simultanément. Ainsi, le cabinet de design que je présente réunit des chantiers différents, “objets peints” ou “objets soclés”. D’ailleurs, l’œuvre la plus récente est celle qui semble la plus ancienne, la chaise Eames peinte. Les chantiers ne sont pas montrés séparément, à l’exception de la salle des Walt Disney qui a son autonomie car, là, la réalité vient de la fiction. Autre série, les “cadrages” : le Pylône-Chat dans l’entrée, une façade d’immeuble rouge, le Relief-peinture, dans la salle des tableaux, ou encore Composition rouge, verte et jaune, le parquet de salle omnisports. Remarquez, presque tout est cadré. Nous connaissons ça par cœur. Depuis Lascaux, on cadre, sinon on expose le monde dans sa totalité ! Même Lothar, le pylône tordu par la tempête et peint, est cadré, il n’est pas là dans sa totalité. Quant à la Giulietta, une Alfa Roméo détruite, elle fait, elle, partie d’un chantier dont elle est ici le seul exemplaire, celui des ready-destroyed, le contraire du ready-made. Enfin, les deux chantiers les plus récents sont ceux des objets fracassés avant d’être restaurés par un restaurateur en archéologie (Nautiraid) et, puis, les photographies Harcourt/Grévin. J’ai demandé au photographe d’Harcourt de faire des portraits des mannequins du Musée Grévin. C’est une greffe de deux mondes opposés, mais qui tendent vers la même chose. La photographie d’Harcourt essaye d’immortaliser son sujet dans un nimbe intemporel, là où Grévin tente de donner de la vie à des mannequins de cire. La photographie Harcourt/Grévin est exactement à l’intersection de ces deux courbes.

Vous employez souvent le terme de greffe pour qualifier vos œuvres.
La greffe est un terme général qui peut désigner toute cette entreprise. Sans faire de la psychanalyse, j’ai fait l’École d’horticulture de Versailles, et la greffe était un chapitre important dans ces études. C’est tout de même un mystère, la greffe, on fait une troisième chose avec deux. La tangerine est le résultat de l’orange et de la mandarine.

Vos greffes ont donc une signification organique, vivante.
Oui, c’est vivant tout ça.

Le design est un thème qui prend une grande importance dans les pièces récentes de cette exposition. Pourquoi ?
C’est le regard que je porte sur les objets. A priori, je n’ai pas plus d’intérêt pour le design que pour les arts primitifs. Mais dans le domaine du visuel, les concepteurs de chaises, de réfrigérateurs et de voitures ont de manière extrêmement affichée le souci d’assimilation des formes à leur personnalité. Quand un artiste s’approprie le grand souci formel d’un autre corps de métier, il y a presque une transgression.

Une interrogation du statut de l’auteur ?
Je crois que moins on y touche, plus c’est de l’art. À part les Miroirs peints qui sont dans l’entrée, la chaise Eames peinte et le Lavier/Morellet, je n’ai “touché” à rien dans l’exposition.

Vous n’avez touché à rien, mais vous avez fait toucher.
Oui. C’est comme dans la mise en scène. Je vois les œuvres avant qu’elles soient faites, mais ce sont les autres qui les inventent.

Nombre de vos œuvres jouent avec les fonctions d’exposition et de conservation du musée : objets soclés, objets neufs transformés en vestige archéologique, sans oublier Grévin/Harcourt. Quelles sont pour vous les significations encore attachées au musée ?
C’est lié à une logique présente dans toutes mes œuvres. Cette exposition ressemble à une exposition dans un musée d’art moderne et elle devient une exposition d’art contemporain. Je pourrais la définir comme ça.

Un peu comme les Walt Disney Productions, œuvres issues du décor d’une aventure de Mickey ?
Exactement. Les Walt Disney Productions représentent des tableaux qui n’existaient pas, ils n’ont eu lieu que dans le domaine de la fiction. C’est un peu ce sentiment de flottement que ressent le spectateur de l’exposition. Le côté cinématographique dont je parlais est également là : on a l’impression d’être dans une exposition. Comme dans Brandt/Fichet-Bauche. Le coffre-fort qui est sous le réfrigérateur représente un socle, mais dans le même temps, il en devient un.

Mais votre travail a-t-il besoin du musée ?
Non. Duchamp a besoin du musée. J’ai fait un film avec Brigitte Cornand où je place Brandt/Fichet-Bauche chez Darty, l’écrin le plus défavorable pour cette œuvre. Cela continue à résister. Dans un musée, on s’adresse à plus de gens concernés par l’art, mais, chez Darty, il passe plus de monde. Il faut jouer avec cela.

Giulietta ou Lothar, le pylône tordu par la tempête, expriment une certaine violence. La collision – voire l’accident – est-elle une porte d’entrée dans votre travail ?
Je n’avais pas vu cela ainsi, mais c’est vrai. Avec la Giulietta, j’ai commencé à rompre avec une certaine esthétique minimale. Je voulais me montrer que je pouvais travailler avec des formes autres que carrées, froides et propres, voir ce que je pouvais donner au pôle Sud par rapport au pôle Nord. C’est-à-dire, sale, détruit, dramatique, tragique. Il y a là un côté pendulaire. Cela se retrouve dans le côté féminin de certaines de mes œuvres comme Dolly. Cette montgolfière a un aspect “rasta-flamenco”.

Pour revenir à l’accident, et plus précisément à Giulietta, la collision, le crash, c’est l’abolition de toute distance. Si la voiture a indéniablement un aspect cinématographique, elle pourrait aussi évoquer une histoire personnelle dramatique.
Oui, mais là, c’est personne. On ne parle jamais autant de soi que quand on n’est pas là. Il n’y a rien qui ennuie plus que l’intime mis à nu. L’art, c’est justement de créer ces filtres pour avoir un élan de communication plus nerveux. Quand on est dans l’intimité la plus exposée, on perd en nerf ce qu’on a gagné en confort.

- BERTRAND LAVIER, jusqu’au 22 septembre, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11 avenue du Président-Wilson, 75116 Paris, tlj sauf lundi, du mardi au vendredi 10h-17h30, samedi et dimanche 10h-18h45, tél. 01 53 67 40 00, www.paris-france.org/MUSEES, catalogue, éditions Paris Musées, 28 euros. Parallèlement, jusqu’au 15 septembre, le Musée présente une exposition de Philippe Parreno.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°152 du 28 juin 2002, avec le titre suivant : Les greffes réussies de Bertrand Lavier sont toujours en chantier

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