Droit

Les ayants droit de Majorelle s’estiment lésés

Par Sarah Belmont · Le Journal des Arts

Le 29 novembre 2017 - 945 mots

Alors que vient de s’ouvrir le Musée Yves Saint Laurent de Marrakech, l’utilisation par la fondation du nom « Majorelle » est contestée par les ayants droit de l’artiste. Pour comprendre le litige, il faut revenir à la création des jardins.

Le musée Pierre Bergé des arts berbères à Marrakech © Viault, 2010, CC BY-SA 4.0
Le musée Pierre Bergé des arts berbères à Marrakech.
Photo Viault, 2010

Paris. Le litige entre les ayants droit de Jacques Majorelle (1886-1962) et la Fondation Bergé – Saint Laurent trouve sa source dans les jardins de l’artiste, à Marrakech. En 1923, Jacques Majorelle, installé depuis 1917 au Maroc, dans le tout jeune protectorat français, achète la première parcelle d’un terrain qui fera sa renommée. Y prend forme un jardin, dont les innombrables points d’eau évoquent le cadre d’une oasis. Au milieu des bassins, fontaines et canaux se dresse bientôt sa maison, la villa Bou Saf Saf. En 1928, le peintre fait l’acquisition de deux parcelles complémentaires. La première, qui s’étend à l’est sur deux hectares environ, se voit rapidement augmentée d’une grande tour en pisé de style berbère, le Bordj, et d’un édifice d’inspiration cubiste, la villa-atelier. Le second lotissement, au nord de la propriété, accueille deux grandes serres, surnommées par ses occupants la « villa Majorelle ». À cette double extension s’ajoutent, en 1938, une surface de 700 mètres carrés à l’ouest, divisée et rebaptisée plus tard « Bou Saf Saf III » et « -IV ». Ce sont donc plus de quatre hectares au total que Jacques Majorelle aura consciencieusement redessinés et agrémentés de centaines d’espèces végétales rares importées du monde entier.

En 1947, le peintre de Marrakech décide d’ouvrir le jardin paysagé de sa villa-atelier au public, contre un droit d’entrée équivalant à 10 centimes d’euros. Cette initiative succède à sa rencontre, un an plus tôt, avec « l’amour de sa vie », Marie-Thérèse Hamann. Un amour si fort qu’il se sépare de sa femme, Andrée Longueville. La procédure est lancée en 1953. Et en 1959, il cède Bou Saf Saf III à sa compagne, par acte notarié.

L’année 1961 marque un tournant. Divorcé en janvier, Jacques Majorelle se marie, dès le mois suivant, avec Marie-Thérèse Hamann. Après avoir laissé la villa Bou Saf Saf I à son ex-femme, le peintre entreprend de transmettre le reste de ses jardins à sa seconde épouse. Pour ce faire, il crée la société de la Palmeraie, dont celle-ci deviendra l’actionnaire majoritaire. Mais en janvier 1962, Jacques Majorelle se brise le col du fémur. Rapatrié à Paris, il apprend être atteint d’une leucémie qui l’emportera en octobre.

Division des jardins
La disparition de l’artiste entraîne la division de ses jardins. Bou Saf Saf IV et le Bordj changent de mains - Bernard Tapie en sera même le propriétaire -, avant d’entrer dans le patrimoine de la famille Benjelloun. Quant à Bou Saf Saf I et à la villa-atelier, dont Pierre Bergé a commencé à revendiquer la propriété dès les années 1980, elles seraient respectivement détenues par Y. M. Corporation et Sils Securities & Co, deux sociétés domiciliées au Panama, quoique toutes deux apparemment exploitées par la société Jardin Majorelle.

Les anciennes serres de Jacques Majorelle, à l’est, appartiennent désormais à Michel Hamann-Pidancet, le petit-fils de Marie-Thérèse Hamann. Désireux de construire un musée consacré à l’œuvre de son grand-père de cœur, celui-ci entame, en avril 2012, les démarches pour déposer la signature du peintre de Marrakech à l’EUIPO (Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle). Mais ce dépôt se heurte à l’opposition de la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent qui argue de l’antériorité de ses propres marques, « Jardin Majorelle » et « Majorelle », enregistrées auprès de l’Institut national de la propriété intellectuelle.

Un an plus tard, Michel Hamann-Pidancet saisit le tribunal de grande instance de Paris, afin d’obtenir l’annulation de ces marques et l’interdiction, pour la Fondation Bergé et la société Jardin Majorelle, de les utiliser. Sa demande est rejetée en première instance. Sa mère, Jacqueline Hamann, légataire universelle de la seconde épouse de Jacques Majorelle de qui il tient l’ensemble des droits d’auteur du peintre – elle lui a transmis directement le droit patrimonial et donné mandat pour l’exercice du droit moral –, se constitue intervenante volontaire dans le cadre d’une procédure d’appel toujours en cours.

Les Jardins Majorelle, une « œuvre d’art vivante »
Au-delà du droit des marques, ce même litige soulève une question quant au caractère original des Jardins Majorelle. Le site Internet de la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent rapporte qu’il s’agit d’« une œuvre d’art vivante en mouvement ». Madison Cox, l’actuel président de la Fondation Bergé-YSL, dresse, toujours sur le site Internet, un parallèle avec Giverny. « Comme Claude Monet, Majorelle fut l’un des plus grands collectionneurs de végétaux de son époque et son jardin lui servit de toile de fond pour ses tableaux. » Et Pierre Bergé comparait lui-même le site à une peinture. « On songe immédiatement à Matisse : nous sommes en effet inondés de couleurs, de verts glacés, de jaunes acides et de bleus profonds comme si nous nous trouvions au centre même d’un de ses tableaux. » (Majorelle, une oasis marocaine, 1999, éd. Actes Sud). Si l’ensemble paysagé et architectural imaginé par Jacques Majorelle constitue une œuvre de l’esprit, alors l’appropriation de son nom sous forme de marque se révélerait fautive, selon le Code de la propriété intellectuelle.

Dès lors, selon Michel Pidancet-Hamann, l’exposition inaugurale qu’abrite actuellement le tout nouveau Musée Yves Saint Laurent porterait atteinte aux droits de Majorelle, puisqu’elle aurait été montée sans son autorisation, ni celle de sa mère. L’ADAGP a été saisie. Des discussions ont été entamées. Si les différentes parties ne trouvent aucun accord, un nouveau contentieux judiciaire pourrait voir le jour. La Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent n’a pas souhaité répondre à nos questions.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°490 du 1 décembre 2017, avec le titre suivant : Les ayants droit de Majorelle s’estiment lésés

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