Les associations picturales de Sir Nicholas Serota

Avant l’ouverture de la nouvelle Tate gallery, son directeur présente des choix personnels

Le Journal des Arts

Le 7 janvier 2000 - 1872 mots

Après l’écrivain J.-G. Ballard (lire le JdA n° 87, 27 août 1999), c’est au tour de Nicholas Serota (photo 1), directeur de la Tate Gallery depuis 1988, de participer à la série d’entretiens, « The Mind’s Eye », organisée par les critiques d’art William Feaver et Judy Digney en collaboration avec notre partenaire éditorial The Art Newspaper. Né en 1946, il a fait ses études à Cambridge et au Courtauld Institute. Se passionnant, dès le début de sa carrière, pour l’organisation d’expositions et travaillant en étroite collaboration avec les artistes, il a dirigé le Musée d’art moderne d’Oxford et la Whitechapel Art Gallery. Nicholas Serota est à l’origine de la Tate Modern, qui ouvrira en mai dans la centrale électrique reconvertie de Bankside, sur la Tamise, projet lancé en 1992 alors qu’aucun financement n’avait encore été prévu. Aujourd’hui, avec Rudi Fuchs, directeur du Stedelijk à Amsterdam, et David Ross, du Musée d’art moderne de San Francisco, il a été choisi pour conseiller le Musée d’art contemporain de Castello di Rivoli et la Galerie municipale d’art moderne de Turin dans leur politique d’acquisitions et leur programme d’expositions. N’hésitant pas à rapprocher Poussin et Mondrian, il a choisi et commente des œuvres qui ont marqué sa vie.

Nicholas Serota, quand l’art a-t-il commencé à occuper votre vie ?
Vers l’âge de vingt ans, j’ai réalisé que je passais de plus en plus de temps dans les musées. J’étudiais l’économie à Cambridge, mais j’ai par la suite choisi l’histoire de l’art. Ce qui m’enthousiasmait le plus était d’aller au Fitzwilliam Museum et de recevoir l’enseignement de Michael Jaffe, un professeur remarquable et plus tard un étonnant directeur de ce musée.

Très tôt, la qualité de l’espace d’exposition a été importante pour vous.
Cette idée a vraiment mûri à la fin des années soixante, lorsque les artistes ont commencé à utiliser l’espace d’une manière différente, qu’ils ne faisaient plus de l’art à la mesure de leur atelier, mais conçu pour les musées ou pour être installé dans de grands espaces. J’ai donc été confronté à la question de la conception de l’espace d’exposition.
En arrivant à la Tate, j’ai encouragé tout le monde à envisager de nouvelles façons de présenter la collection et à reconsidérer leur relation avec chaque peinture et chaque ensemble d’œuvres. Le processus continue et se poursuivra à la Tate Modern et à la Tate Britain.

Vous avez beaucoup travaillé avec les artistes. Était-ce un des aspects les plus agréables de votre métier ?
Malheureusement, je travaille aujourd’hui de moins en moins avec les artistes et de plus en plus avec les collectionneurs et les hommes d’affaires, qui sont tous très intéressants, mais le plaisir de travailler dans l’art contemporain passe obligatoirement par une collaboration avec les artistes. Je me rappelle que lorsque j’étais à la Whitechapel, son ancien directeur, Brian Robertson, avait critiqué une installation. Il m’avait demandé si je l’avais réalisée seul ou avec l’artiste. Bien évidemment, j’ai répondu que l’artiste était présent, que nous y avions travaillé ensemble. Et Brian avait été horrifié que j’aie pu monter cette installation avec la “connivence” de l’artiste. Une réaction très révélatrice de la différence entre les générations. Comme je l’ai déjà dit, à partir de 1965, les artistes ont cherché à occuper l’espace différemment à travers l’installation de leurs œuvres.

Pensez-vous que les œuvres d’art peuvent être plus ou moins pertinentes selon les époques ? Par exemple, vous avez organisé l’une des plus importantes expositions de Joseph Beuys lorsque vous dirigiez le Musée d’art moderne d’Oxford. Beuys est-il toujours aussi présent dans votre esprit ? J’ai récemment vu à Hambourg des œuvres de Beuys très défraîchies car personne ne les entretenait ; elles étaient poussiéreuses et j’ai trouvé que leur charisme avait disparu.
C’est exact, mais pour vous et moi qui connaissons Beuys depuis trente ans, ce n’est peut-être pas le moment opportun pour regarder cet artiste. La galerie Leslie Waddington a organisé récemment une magnifique exposition de sculptures britanniques des années soixante – vous n’auriez peut-être pas eu le même jugement il y a dix ans. Il arrive que l’art soit trop fréquemment exposé : pendant un certain temps, il perd de sa force dans notre esprit, puis elle revient.

Vous avez dit que les Britanniques, en général, n’appréciaient pas l’art moderne.
Si, parmi ceux qui occupent de hautes fonctions dans l’économie ou la politique, bien peu s’intéressent aux arts plastiques, ils sont néanmoins prêts à émettre des jugements, ce qu’ils n’oseraient jamais faire avec une autre forme d’art. Mais, depuis vingt ans, l’intérêt pour les arts plastiques et l’architecture, le cinéma et le design, s’est considérablement accru, probablement parce qu’il y a beaucoup plus d’expositions à voir à Londres et dans tout le pays. Et je crois que le public est mieux informé aujourd’hui. Cela dit, les files d’attente pour l’exposition “Matisse/Picasso” au Victoria & Albert Museum, en 1945, faisaient le tour du pâté de maisons.

Certaines œuvres de la Tate vous ont-elles séduit plus particulièrement ?
Probablement quelques-unes des études de Petworth par Turner. Bien que j’aie travaillé sur Turner lorsque j’étais au Courtauld, il s’agissait d’autres aspects de l’artiste. Voir régulièrement les peintures de Petworth réunies dans une même salle m’a donné le sentiment qu’elles étaient plus belles et plus importantes que je l’avais d’abord pensé.

Arrivez-vous parfois à saturation ?
Généralement, je fais une pause et prends quelque distance avec l’art pendant les vacances, mais dès la fin de l’été, je suis prêt à m’investir à nouveau.


Huit rapprochements qui peuvent surprendre

- Beckmann, Tentation (1936-1937), Munich /Guston, Peindre, fumer, manger (1973), succession de l’artiste

Au milieu des années soixante-dix, j’ai découvert ce triptyque de Beckmann aux cimaises de la galerie Marlborough Fine Art. Je n’avais jamais rien vu de semblable. Il en émanait une force extraordinaire mais aussi une beauté assez lyrique. J’ai alors pris conscience des limites de mon intérêt pour l’art du XXe siècle. Je me suis rendu en Allemagne pour voir des œuvres de Beckmann et d’autres artistes, et j’ai découvert des jeunes comme Baselitz et Kiefer, dont les peintures n’appartenaient pas à l’Expressionnisme dans le sens où elles n’étaient pas directement influencées par Beckmann ou Kirchner, mais demeuraient expressives. Avec Guston, j’ai connu une expérience semblable : à New York, à la fin des années soixante-dix, j’ai découvert un Guston complètement différent de celui qui figurait dans les livres. Malgré des images choquantes, son travail était très séduisant, non seulement par la palette utilisée, mais en raison de son bonheur de peindre.
Dans ces deux œuvres, l’artiste est assis au centre. Je pense que mon admiration pour Guston ne cesse de grandir, et lorsque je regarde des tableaux de la fin des années cinquante, quelque peu dépréciés ces derniers temps, je suis surpris par leur qualité et leur beauté. Ensuite, il y a ceux du milieu des années soixante, sa période abstraite, mais sous ces formes se cachent des têtes et des cadavres qui réapparaissent dans les peintures tardives des années soixante-dix. Pour la critique, c’était du suicide, mais en fait, il s’agissait d’un retour à une chose dans laquelle il s’était engagé avant de passer à l’abstraction. Je pense qu’il menait une recherche sur lui-même, même si les autres ne pouvaient pas vraiment le comprendre à l’époque.

Constable, Stoke by Nayland (1810-1811), Tate Gallery / Frank Auerbach, Primrose Hill (1967-1968), Tate Gallery
J’ai rapproché ces deux œuvres car elles symbolisent à la fois quelque chose sur la nature de la peinture anglaise et sur la peinture anglaise de paysage. L’une est restée en moi, l’autre m’a frappé à certains moments de ma vie. Je ne connaissais guère ce Constable avant de venir à la Tate. À mon arrivée ici, j’avais pour habitude de me promener dans le musée le matin, avant de monter à mon bureau, et un jour, je suis tombé sur cette petite esquisse, qui est remarquable à plusieurs titres. Constable l’a peinte sur un fond noir de manière à travailler à partir de l’obscurité, en montrant les lumières. La beauté de la composition est incroyable et très classique, mais en même temps, il émane de ce dessin un intense sentiment de la nature, des éléments et de la lumière jouant sur le feuillage et sur la maison.
Primrose Hill, peint par Auerbach, est un lieu que j’ai beaucoup arpenté dans ma vie. Je suis né au nord de Londres et je passais par cette colline pour aller à Regent’s Park. C’est une image qui saisit une extraordinaire férocité des éléments à un moment particulier, mais qui naît aussi du rapport intense du peintre avec ce lieu pendant une longue période.
Ces deux tableaux sont l’œuvre d’artistes qui entretiennent une relation étroite avec un petit recoin bien précis de leur monde.

- Richard Long, Cercle en Afrique (1978, collection particulière / Howard Hodgkin, M. et Mme EJP (1972-1973), Tate Gallery
Ces deux œuvres sont réunies parce que toutes les deux ont eu une grande signification pour moi à différents moments de ma vie, et encore aujourd’hui. J’ai découvert ce Hodgkin peu de temps après sa réalisation, au milieu des années soixante-dix, et il m’a donné envie de monter une exposition de l’artiste. À mes yeux, il s’agissait d’un de ces ensembles de travaux qui l’ont soudain révélé comme une figure importante de l’art. C’est une vision ou un souvenir de conversations entre Howard et Ted Power dans une salle de Grosvenor Square. On y retrouve des éléments de Lichtenstein, Brancusi, Turnbull, et d’autres artistes qui étaient représentés dans la collection Power. Certaines de ces œuvres sont maintenant à la Tate, y compris le poisson de Brancusi.
L’œuvre de Richard Long est la seule de cette sélection qui m’appartienne, car je ne suis pas collectionneur. Elle n’existe vraisemblablement plus, encore qu’il se pourrait qu’elle soit toujours sur place ! Ce Cercle en Afrique est une des rares œuvres publiques libres de droit créées par Long : n’importe qui peut l’acheter.

- Poussin, Paysage avec un homme se lavant les pieds (1648) National Gallery, Londres /Mondrian, Composition avec rouge et blanc (1935), Tate Gallery
J’ai placé ces deux peintures côte à côte pour le calme, l’ordre, la distance et l’attention existant entre chaque partie de la composition, au sens de l’équilibre des différents éléments qui constituent une œuvre. Le tableau de Poussin fait partie d’une série tardive de paysages exécutés vers 1640. Mon intérêt pour ce  peintre n’a cessé de croître depuis quinze ou vingt ans, et l’exposition Poussin de la Royal Academy a été, pour moi, l’une des grandes réussites de ces dernières années. Toutefois, je n’ai pas encore rencontré beaucoup de jeunes gens qui soient vraiment sensibles à Poussin. Je parle de lui à mes enfants, sans susciter un grand intérêt.
Pour l’œuvre tardive de Mondrian, il s’agit là aussi d’un goût qui s’est développé progressivement. Cette peinture est dans une collection privée anglaise depuis soixante ans et sur le point d’entrer à la Tate (ndlr : c’est chose faite depuis l’enregistrement de cet entretien). Avec l’ouverture de la Tate Britain, à Millbank [en mars, ndlr], nous aurons de nombreuses occasions d’exposer l’art d’autres pays, ou des œuvres ayant un rapport avec l’art britannique. Je suis persuadé qu’un Mondrian de ce genre, notamment un tableau peint juste avant son arrivée à Londres, trouvera une place ici de temps en temps.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°96 du 7 janvier 2000, avec le titre suivant : Les associations picturales de Sir Nicholas Serota

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