Le Louvre revêt sa robe romane

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 18 mars 2005 - 1705 mots

Le Musée du Louvre présente une importante exposition sur la France romane. Voyage aux alentours de l’an 1000, au cœur des églises et monastères de l’Occident chrétien médiéval.

Autour de l’an 1000, le renouveau monastique et les réformes de l’Église transforment singulièrement le paysage architectural religieux d’Occident. En France, l’abbaye de Cluny (Saône-et-Loire), fondée en 910, devient une puissance indépendante, qui fait vite école. Les fameuses Historia (achevées en 1047) du moine Raoul Glaber relatent, non sans emphase, cette période de changements : « On vit dans presque toute la terre, mais surtout en Italie et en Gaule, rénover les basiliques des églises ; bien que la plupart, fort bien construites, n’en eussent nullement besoin, une émulation poussait chaque communauté chrétienne à en avoir une plus somptueuse que celle des autres. C’était comme si le monde lui-même se fût secoué et, dépouillant sa vétusté, ait revêtu de toutes parts une blanche robe d’église. » L’art roman est le fruit des innovations architecturales réalisées sur les édifices religieux et largement relayées par les peintres, sculpteurs, enlumineurs ou orfèvres. « Bien loin des images négatives d’un Moyen Âge monolithique et sombre, la période romane se présente en effet comme une véritable naissance artistique, un moment de foisonnement et de liberté d’invention », explique Danielle Gaborit-Chopin, conservateur général au département des Objets d’art et commissaire de la grande exposition que le Musée du Louvre consacre aujourd’hui à la « France romane au temps des premiers Capétiens (987-1152) ». Le cadre chronologique débute avec l’accession au trône d’Hugues Capet, en 987, et s’achève en 1152, date du divorce entre Louis VII et Aliénor, duchesse d’Aquitaine – celle-ci se remarie avec le futur roi d’Angleterre Henri Plantagenêt –, qui marque la naissance de l’art gothique parallèlement à l’épanouissement du « roman tardif ». À travers 300 pièces, présentées selon un parcours sobre et aéré, l’institution évoque les multiples facettes de cet art intimement lié à l’architecture et souligne les particularités de chaque « région », de la Bourgogne au Sud-Est en passant par l’Île-de-France, la Normandie, le Sud-Ouest ou la Loire.

La peinture, un art délicat
L’architecture romane, à proprement parler, se caractérise par d’épais murs de pierres, des fenêtres étroites, de grandes arcades agençant l’espace, une abside surélevée par la crypte, une tour octogonale érigée à la croisée du transept, des voûtes pour créer l’équilibre, la recherche de la hauteur pour capter la lumière. Loin de l’aspect dépouillé et austère qu’ils possèdent aujourd’hui, les édifices étaient jadis richement décorés. Art délicat, exécuté a fresco, c’est-à-dire directement sur un enduit frais pour épouser les formes de l’architecture, la peinture murale des édifices romans participe avec le vitrail, la mosaïque, les tissus ou l’orfèvrerie au décor global de l’édifice religieux. On lui attribue souvent des fonctions pédagogiques, les images étant censées enseigner la foi aux fidèles analphabètes. Autrefois très répandus, ces décors peints ont rarement survécu aux aléas de l’histoire et aux vicissitudes du temps. En outre, il a fallu attendre le milieu du XIXe siècle pour que l’État se décide à les protéger et à restaurer ce qu’il en reste – qui plus est selon des méthodes aujourd’hui contestables. Trop fragile et trop rare, la peinture romane demeure le parent pauvre de l’exposition du Louvre avec pour seuls témoignages des relevés n’égalant évidemment pas les originaux. Heureusement, la vallée de la Loire, la Touraine, l’Anjou, le Berry, le Poitou, le Blésois, la Bourgogne, le Roussillon et l’Auvergne en conservent encore quelques traces, à découvrir in situ. L’ensemble le plus important est sans doute celui de l’église de Saint-Savin-sur-Gartempe (Vienne), près de Poitiers. Très abîmé mais conservé dans sa quasi-totalité, il figure l’Apocalypse et la Passion du Christ sur le porche et la tribune le surmontant, la Genèse sur la voûte de la nef, les martyres des saints Savin et Cyprien sur la crypte. Les scènes ont été habilement élaborées en fonction de la vision qu’en avaient les visiteurs.

Un « scriptorium » pour chaque abbaye
L’intérieur de l’édifice religieux roman était souvent orné de pavements en mosaïques polychromes. D’un coût élevé, réservés aux parties les plus nobles (l’abside principale, le déambulatoire ou le chœur), ils témoignaient de « la richesse matérielle et spirituelle du sanctuaire », précise Xavier Barral i Altet dans le catalogue de l’exposition. Leur iconographie complétait celle des peintures murales et créait un dialogue avec les plafonds, à l’image des rapports entre les mondes céleste et terrestre. L’utilisation de tesselles relativement irrégulières et l’emploi de trois ou quatre couleurs seulement permettaient de représenter des thèmes très variés, issus principalement de l’Ancien Testament mais aussi de traités encyclopédiques, cosmographiques et géographiques. Dans l’ancienne abbaye Saint-Bertin de Saint-Omer (Pas-de-Calais) furent ainsi dessinés l’océan et les signes du zodiaque entourant des passages du texte biblique. En revanche, il était impossible de représenter sur un sol destiné à être foulé les thèmes du Nouveau Testament, de la vie du Christ et de la Vierge, ou encore de la Crucifixion. Art essentiellement régional, la mosaïque de pavements romane date souvent de la même période que les décors sculptés de l’édifice. Discipline à part entière, la sculpture joua elle aussi un rôle majeur dans le développement et l’épanouissement de l’art roman (lire p. 18-19).
Les couleurs vives ne sont pas l’apanage des fresques romanes. L’enluminure et le vitrail font preuve eux aussi d’une grande richesse chromatique (lire p. 20). Ainsi du premier vitrail roman conservé dans son intégrité, représentant une tête masculine, antérieur à 1074 et provenant de l’abbatiale de Wissembourg (Bas-Rhin). Figurant probablement le Christ, il illustre au mieux la technique des trois valeurs décrite par le moine Théophile dans son traité De diversis artibus (début du XIIe siècle) : un lavis très léger, laissant vides certaines zones du verre, est recouvert d’un second lavis plus épais pour les ombres, et enfin d’un trait opaque. À partir des années 1140, des vitraux d’une grande variété sont élaborés en Champagne et en Île-de-France. Les verrières de la façade occidentale de Chartres, restées à leur emplacement d’origine, ou l’abbatiale de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), avec son programme iconographique complexe, en constituent les deux plus beaux exemples. On pourrait citer également l’Ascension exécutée pour le chœur de la cathédrale du Mans, dont les figures très expressives de la Vierge et des apôtres se détachent sur un fond bleu et rouge. Ou encore l’Enfance du Christ dans la nef de la cathédrale d’Angers (1150), malheureusement dénaturée par des plombs de casse et une peinture postérieure.
Entre la fin du IXe siècle et celle du Xe, après une période de déclin, l’art de l’enluminure connaît un nouvel essor, avec des décors plus ambitieux même s’ils demeurent moins somptueux que les manuscrits carolingiens. « Ce qui est frappant dans les manuscrits de cette époque, c’est l’extrême diversité des styles, diversité correspondant au fractionnement géopolitique de la Francia consécutif à l’effondrement de l’Empire carolingien », note François Avril dans le catalogue. Il faut aussi attribuer au développement des pèlerinages et du culte des saints la naissance de cette abondante iconographie qui permet à des ouvrages tels la Vie de saint Aubin d’Angers ou la Vie et les miracles de saint Amand de voir le jour. Chaque abbaye se devait de posséder un scriptorium, atelier où étaient fabriqués les manuscrits, de la préparation du parchemin à sa mise en page, sa décoration et sa reliure. Les scriptoria connurent ainsi une activité importante jusqu’à la fin du XIIe siècle.

Trésors à jamais disparus
Si les abbayes, cathédrales et centres religieux de la France romane abritaient quantité d’objets d’art précieux, rares sont ceux qui sont parvenus jusqu’à nous. Des trésors de Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret), Jumièges (Seine-Maritime), Saint-Bertin à Saint-Omer, Cluny, Vézelay (Yonne), Cîteaux (Côte-d’Or), Saint-Martial de Limoges, Saint-Sernin de Toulouse, il ne reste rien ou presque. De Saint-Denis, Nancy et Conques (Aveyron) subsistent heureusement quelques ensembles significatifs, notamment de rares pièces d’émaillerie. C’est à l’époque romane que fut imaginée dans les ateliers limousins l’émaillerie champlevée. Cette invention permit d’appliquer l’émail sur des supports variés, coffrets, médaillons, ronde-bosse ou figurines comme l’incroyable ange de Saint-Sulpice-les-Feuilles (1120-1140), en Haute-Vienne, si délicatement ciselé. Transformé en support de reliquaire au XIIIe siècle, ce chef-d’œuvre de l’art roman ornait peut-être à l’origine un pied de croix. Le Musée du Louvre permet d’en apprécier tous les détails, et présente d’autres pièces d’exception telle la châsse du Bellac (1120-1140), un des premiers signes de l’activité des émailleurs installés à Limoges au XIIe siècle, ou encore les quatre plaques de l’abbaye Sainte-Foy de Conques (début XIIe). La gestuelle dynamique et les couleurs vibrantes des évangélistes représentés dans ces ouvrages sont sans égales dans l’émaillerie médiévale. Constitué autour du culte de saint Foy, le trésor de Conques comprend la plus ancienne des statues reliquaires conservées en Occident, ainsi que le reliquaire de Pépin, la lanterne de Bégon et autres pièces extraordinaires dont l’appréhension est délicate, faute d’éléments de comparaison. Réuni pour la première fois, le groupe des ivoires provenant probablement de Saint-Omer et Arras permet de suivre un siècle d’évolution stylistique : les subtiles statuettes de la Vierge et de saint Jean (an 1000) cèdent bientôt la place aux panneaux de coffrets représentant le Christ trônant soutenu par des anges et des Scènes de la vie de la Vierge et de l’enfance du Christ (seconde moitié du XIe siècle), conservés à Berlin et Florence, puis au Fragment d’une croix pectorale daté entre 1050 et 1070. L’exposition permet d’autres associations particulièrement heureuses : la Tête du grand Christ de bois polychrome provenant probablement du prieuré des bénédictines de Saint-André-de-Comps, à Lavaudieu (Haute-Loire), conservée au Louvre, retrouve le torse qui lui est attribué, prêté par le Metropolitan Museum of Art de New York. L’appartenance de ces deux pièces à une même sculpture a, cela dit, été fortement mise en doute par plusieurs historiens. Le Louvre offre enfin l’opportunité de comparer de visu les deux éléments. Et l’occasion pour les chercheurs, historiens ou simples novices, de saisir toute la complexité de la passionnante France romane.

LA FRANCE ROMANE

jusqu’au 6 juin, Musée du Louvre, 75001 Paris, tél. 01 40 20 53 17, www.louvre.fr, tlj sauf mardi, 9h-17h30 et 21h30 mercredi et vendredi. Catalogue, coéd. Le Louvre/Hazan, 400 p., 39 euros, ISBN 2-35031-005-1. - À lire : Xavier Dectot, L’Art roman en France, coéd. Le Louvre/Hazan, 64 p., 8 euros, ISBN 2-35031-006-X.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°211 du 18 mars 2005, avec le titre suivant : Le Louvre revêt sa robe romane

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