L’art plus fort que le marketing

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 15 mai 2014 - 2172 mots

Moyen de doter sa marque d’un supplément d’âme tout en retirant certains avantages fiscaux bienvenus, l’investissement du luxe dans l’art, les musées et centres d’art, s’amplifie à travers des partenariats de plus en plus hybrides. Nouvelles opportunités ou liaisons dangereuses ? Y a-t-il un risque d’OPA sur les musées ?

L'influence réciproque du luxe et de l’art n’est pas nouvelle, de la peinture hollandaise du Siècle d’or inspirée par les richesses des Pays-Bas aux collaborations de l’entre-deux-guerres d’Elsa Schiaparelli avec Dalí, de Warhol détournant dans les années 1950 le N° 5 de Chanel, en passant par Philippe Parreno et Sol LeWitt concevant les vitrines de Nina Ricci avenue Montaigne. Toutefois, une étape majeure est franchie en 1984, lorsque le patron de Cartier décide de dynamiser une marque connotée un peu bling-bling en créant une fondation pour l’art contemporain. « Alain-Dominique Perrin est le vrai pionnier d’un rapprochement différent », considère Thierry Consigny, fondateur de l’agence Saltimbanque spécialisée dans la stratégie des marques de luxe. La Fondation Cartier, financée par la marque, invente alors un mécénat original. Plus de 100 expositions et 800 œuvres ont été créées à son initiative, d’abord à Jouy-en-Josas (Yvelines), dans un domaine déniché par César, puis dans un écrin transparent signé Jean Nouvel à Paris. La Fondation n’a jamais dérogé à son credo : « Une indépendance totale par rapport à Cartier », martèle Hervé Chandès, son directeur général. Ce qui n’a pas empêché le joaillier de bénéficier de la renommée internationale de l’espace d’expos haut de gamme auquel son nom est accolé.

Des initiatives d’envergure
Échange de bons procédés, le premier rapport préfigurant la loi Léotard de 1987 – acte de naissance officiel du mécénat en France – est confié à… Alain-Dominique Perrin. Mais, en avance sur son temps, Cartier ne fera des émules que plus tard. Prada crée le Prada Milano Arte en 1993 ; Hermès ouvre en 2000 la Verrière à Bruxelles, première de six galeries réparties dans ses boutiques à New York, Séoul, Tokyo, Singapour et Berne qui vient de fermer (et bientôt Shanghai). La Fondation Vuitton ouvrira quant à elle à l’automne prochain dans le bois de Boulogne. « Même si LVMH travaille déjà avec les artistes, un saut dimensionnel va être effectué », promet Sophie Durrleman, directrice générale de cette fondation dont le bâtiment est signé Frank Gehry. Ces centres d’art d’envergure suscitent des réalisations plus modestes, à l’instar de la fondation des champagnes Roederer qui ouvrira son propre « musée » à Reims d’ici un à deux ans, ou de la Fondation Bernardaud qui contribue, depuis 2002, à valoriser les artistes céramistes à la Manufacture de Sèvres, aux Arts déco mais aussi dans son show-room limousin. Quant aux Galeries Lafayette, elles ouvriront en 2016, via leur fondation – créée par celui qui est à la fois directeur de l’image et du mécénat du groupe, c’est tout dire… –, un espace plus ambitieux que sa Galerie des Galeries, soit 2 500 m2 situés au cœur du Marais.

Des relations décomplexées

Au fil du temps, les relations entre l’art et le luxe se sont diversifiées et l’hybridation s’est affirmée : du mécénat d’expositions (« L’impressionnisme et la mode » à Orsay accompagnée par LVMH), on est passé au soutien à des acquisitions ou à des commandes artistiques (Roederer au Palais de Tokyo), à la production d’événements dans des espaces privatisés (« Miss Dior » au Grand Palais), à l’implication dans des modules conçus sur mesure pour les entreprises (Chanel au Palais de Tokyo), aux collaborations mettant en scène la marque et son histoire (« Cartier » au Grand Palais), à la coproduction d’œuvres et, c’est nouveau, d’expositions (Hermès au Centre Pompidou-Metz). « Les relations entre marques et musées se sont décomplexées », note Pascale Cayla, fondatrice de l’agence L’Art en direct. Au point que Christophe Rioux, directeur du pôle luxe et industries créatives de l’ISC Business School, utilise le néologisme « artketing » pour qualifier cette manière dont les marques de luxe empruntent à l’art ses lieux dédiés, ses codes, son public, son supplément d’âme. « Rencontres entre deux arts », titrait Boucheron qui accolait son nom à celui du photographe Hiroshi Sugimoto pour marquer les 120 ans de sa présence Place Vendôme. Et ce n’est que le début. « Plus les entreprises avancent sur le terrain artistique, plus leurs équipes deviennent expertes, capables d’être elles-mêmes commissaires d’exposition ou commanditaires d’œuvres, et plus les productions originales à l’initiative de marques ou les coproductions avec les musées se multiplieront », pronostique Thierry Consigny. Ces deux mondes sont d’ailleurs poreux : Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Vuitton, est l’ancienne directrice du Musée d’art moderne de la Ville de Paris ; quant à l’ex-ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon, il conseille François Pinault.

Des relations gagnant-gagnant

Cette maîtrise des us et coutumes de l’art par les entreprises n’a d’égale que l’expertise croissante des institutions en matière de partenariats et de mécénat. Alors, plutôt que de redouter des dérives à l’anglo-saxonne, on peut espérer en France, où la culture reste largement financée par l’argent public, des collaborations toujours mieux construites, au bénéfice de l’art comme du luxe. « L’implication des marques dans les musées ne me paraît pas choquante en soi, à condition que ces marques agissent en mécènes dignes de ceux de la Renaissance ou du Grand Siècle, qu’elles mobilisent les moyens générés par leur activité commerciale tout en oubliant celle-ci dans leurs actions artistiques », estime Thierry Consigny qui ajoute : « La coproduction entre la Fondation Hermès et le Centre Pompidou-Metz va dans le bon sens, et montre que des entreprises cultivées, respectueuses, peuvent travailler de concert avec des musées. D’ailleurs, cette exposition est conçue de façon totalement libre par son commissaire Jean de Loisy. » Pour lui, « Formes simples » n’a rien à voir avec le marketing de la marque, ne désigne pas une esthétique, mais une recherche artistique et scientifique au tournant des XXe et XXIe. Elle ne découle pas d’une intrusion, mais d’une rencontre entre des passionnés et connaisseurs d’art. D’ailleurs, pour Jean de Loisy, « se priver des talents des entreprises serait une erreur » ; il préfère « inciter les marques à travailler avec des curateurs ». « Il me semble bon que l’art ne soit pas l’exclusivité d’experts officiels. N’oublions pas qu’au XIXe, ces derniers n’estimaient que Cabanel ou Bouguereau, pendant que les bourgeois du Havre achetaient les impressionnistes », renchérit Thierry Consigny.

Des motivations stratégiques
Bien sûr, l’enthousiasme pour l’art de patrons collectionneurs ne suffit pas à expliquer pourquoi les industriels du luxe s’investissent autant auprès des musées. Depuis la loi Aillagon de 2003, ces entreprises retirent de leur mécénat des avantages fiscaux représentant 60 % du montant de leurs dons (dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires), ainsi que des contreparties en nature : visites guidées en avant-première, soirées privées pour leurs clients, etc. « Oui, les marques qui font beaucoup de bénéfices peuvent déduire, grâce au mécénat, des montants très importants de leur impôt sur les sociétés. Cela leur coûte moins cher que de faire de la publicité classique, mais tout de même plus que ne rien faire ! », nuance toutefois le fondateur de l’agence Saltimbanque. Quant à Pascale Cayla, elle estime que la motivation première des firmes du luxe, c’est la valorisation incomparable de leur marque. « L’art donne du sens à l’entreprise communicante, la distingue de la concurrence, nourrit sa marque employeur afin de recruter les meilleurs, lui apporte une visibilité à l’international. Et pour les acteurs culturels, c’est aussi l’opportunité de nouveaux canaux de diffusion et l’ouverture à des publics différents. » Cette communicante spécialisée a même ouvert « La Vitrine » à Paris, un show-room permettant aux marques de prolonger le bénéfice image de leurs actions artistiques et où, à l’occasion de ses 150 ans, Bernardaud a exposé des assiettes réalisées par David Lynch, JR, Sophie Calle… La présence des enseignes du luxe dans des institutions prestigieuses est aussi l’occasion de mettre en lumière leur patrimoine, leur créativité : c’est le cas de Chanel qui confrontait son flacon N° 5 aux avant-gardes au Palais de Tokyo dans le cadre du Guest Program, exposition conçue par le commissaire Jean-Louis Froment, ancien directeur du CAPC de Bordeaux, et présentée à Moscou, Shanghai, Pékin et Canton. Au risque, parfois, de grossir le trait ?

Les liens étroits tissés entre les patrons de musée et les chefs d’entreprise contribuent à faire émerger des projets conjoints. Les premiers savent qu’ils vont pouvoir bénéficier de la manne de ces marques prestigieuses, de leurs réseaux, de leur savoir-faire. Et réciproquement. Le président de la RMN-Grand Palais, Jean-Paul Cluzel, ne cache pas que Cartier a pris en charge la scénographie de son exposition. La planète mode de Jean Paul Gaultier a été imaginée par Nathalie Bondil, directrice du Musée des beaux-arts de Montréal. Cet événement a conquis plus d’un million de visiteurs au cours d’une tournée internationale qui arrivera bientôt à Paris. Un road-show à l’actif du musée, qui marquera forcément la carrière de Jean Paul Gaultier : l’effet de ces grands-messes sur les ventes étant immédiat. Pour mieux séduire le consommateur, la marque doit raconter une histoire. « On est une marque plus avec l’art : plus déjantée, plus extravagante, plus moderne, plus niche, plus élégante… », constate Christophe Poisson, président de l’agence de publicité Paris en Australie. « L’art dépasse en puissance le marketing. Il résout le problème de nécessaire massification du luxe, lui apportant une aura », confirme Christophe Rioux. Et quand Miss Dior ou la petite veste noire de Chanel s’exposent au Grand Palais, même si ce sont de belles opérations de relations publiques, ces marques peuvent se targuer de voir une institution valider le sérieux de leur proposition.
Se dirige-t-on lentement mais sûrement vers une OPA des marques sur les musées ? « Pour une OPA, il faudrait que les marques mettent plus d’argent sur la table ! Le mécénat artistique en France en 2012 s’est limité à 500 millions d’euros et a été divisé par 2 par rapport à 2008. Le budget du ministère de la Culture est de 7,26 milliards d’euros ! », rappelle Thierry Consigny. En revanche avec la présence croissante dans les musées de l’artisanat d’art qui retrouve ses lettres de noblesse – le Palais de Tokyo, après Vacheron Constantin, entend bien lui ouvrir plus largement les portes –, nul doute que le luxe n’ait à l’avenir encore plus d’opportunités à saisir. D’autant qu’à travers ses propres fondations, il devient acteur majeur du monde de l’art et non plus un simple locataire ou communicant talentueux.

Le palais de tokyo dépendantdes expositions Chanel, chloé…
Depuis son agrandissement, le gigantesque Palais de Tokyo sait qu’il doit être inventif pour boucler ses fins de mois, tout en proposant une offre riche et de qualité. C’est ainsi qu’a été créé le Fashion Program, un espace où les marques de la mode et du luxe peuvent produire des expositions sur des moments clés ou des figures marquantes de leur histoire, mais des expositions conçues par un commissaire reconnu et choisi par le Palais de Tokyo, comme Olivier Saillard, directeur du Musée Galliera. Autrement dit les marques prennent en charge les frais, mais s’inscrivent dans une certaine logique de programmation. Un concept qui a déjà séduit Chanel pour y retracer la saga de son N° 5 créé en 1921 et que la marque veut toujours afficher comme une icône de la modernité, ou le chausseur Roger Vivier qui a signé les souliers du couronnement d’Elizabeth II et ceux de Catherine Deneuve dans le film Belle de jour, ou encore Chloé qui s’est concentrée sur ses créateurs phares, ses robes en référence au Bauhaus ou aux surréalistes, ses photos de mode iconiques signées Helmut Newton, David Bailey ou Jeanloup Sieff. L’invention de ces expositions « d’une autre nature mais en rien malsaines », dixit le patron du Palais de Tokyo, alliées aux privatisations classiques d’espaces, abonde à hauteur de 18 % sur le budget de 14,5 millions du centre d’art.

Le Grand Palais et cartier,une relation gagnant-gagnant
De décembre 2013 à février dernier, Cartier s’est affiché au Grand Palais. Le joaillier ne s’est pas « payé » ce lieu mythique, c’est la RMN-Grand Palais qui a monté l’exposition, avec deux conservateurs du patrimoine, Laurent Salomé et Laure Dalon. Sauf que l’on est dans une relation gagnant-gagnant. Cartier a à cœur de fournir ses pièces d’exception, et a l’embarras du choix. De son côté, le Grand Palais est quasiment assuré d’un succès médiatique, en même temps que du soutien logistique de Cartier. Il suffit ensuite d’éviter les dérives. Ainsi, aucun joyau postérieur à 1970 n’a été présenté pour éviter l’écueil de la vitrine commerciale. Les 600 bijoux ont été accompagnés d’accessoires, de vêtements, de tableaux, de revues, bref d’éléments de contexte, pour montrer les influences artistiques et les tendances sociétales dans lesquelles s’inscrivent les créations du joaillier. Mais pour un industriel du luxe qui pèse 4 à 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, cette sacralisation vaut toutes les campagnes de publicité du monde.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°669 du 1 juin 2014, avec le titre suivant : L’art plus fort que le marketing

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