L’actualité vue par Yves Lion, architecte

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 10 avril 2012 - 1610 mots

L’architecte Yves Lion assure le commissariat du pavillon français de la 13e Biennale internationale d’architecture de Venise, qui ouvre en août.

Double « Équerre d’argent » pour le Musée franco-américain du château de Blérancourt (1989) et pour l’ambassade de France à Beyrouth (2003), et Grand Prix national de l’urbanisme (2007), l’architecte et urbaniste Yves Lion, 66 ans, a été désigné commissaire du pavillon français de la 13e Biennale internationale d’architecture de Venise, qui aura lieu du 29 août au 25 novembre. Il répond à nos questions.

Christian Simenc : Qu’avez-vous pensé de la précédente Biennale d’architecture de Venise, en 2010 ?
Yves Lion : J’y ai pris beaucoup de plaisir. Ce fut une édition très intéressante, affichant un début d’attitude radicale très porteuse d’avenir. Le pavillon belge était magnifique, avec une récupération d’anciens matériaux présentés comme des œuvres d’art. Ce côté à la fois dérisoire et humoristique cher aux Belges était parfait. J’ai trouvé extraordinaire la reconstitution d’un nuage par l’équipe de Transsolar & Tetsuo Kondo, une installation techniquement très difficile à réaliser et, en même temps, une ambiance assez forte. Le pavillon de Bahreïn aussi était enthousiasmant. Ramener trois ou quatre maisons de pêcheurs bahreïniennes et les poser là, tout simplement, c’est de l’action. Enfin, la prestation de Rem Koolhaas et son regard critique sur le patrimoine immédiat étaient également très intéressants.

C. S. : Vous êtes, cette année, le responsable du pavillon français : quel thème comptez-vous développer ?
Y. L. : Le pavillon français sera consacré aux grands ensembles. Évoquer le problème des banlieues, l’un des problèmes les plus graves du pays, dans l’un des lieux les plus snobs au monde pour parler d’architecture, la Biennale de Venise, peut paraître bizarre. Mais je considère la Biennale comme un espace de liberté, une occasion formidable de réaliser un travail indépendant et ouvert.
En France, la plupart des grands ensembles ont été conçus selon des recettes d’extrême simplification et d’extrême célérité dans la réalisation, sans oublier une forme de naïveté. À l’époque, dans les années 1950-1960, le vocabulaire architectural était réduit : on parlait de « barre », de « tour », c’était une sorte de « bricolage » permanent pour arriver à fabriquer des plans. Aujourd’hui, il reste d’un côté la matière physique, les bâtiments – cela coûte cher de les détruire et cela traumatise tout le monde – ,et de l’autre la matière humaine, celle précisément qui est traumatisée par la destruction et qui a du mal à vivre dans ces lieux. J’ai du mal à imaginer que l’on puisse laisser encore longtemps les banlieues dans l’état où elles sont. Ce que l’on appelle pompeusement, ou plutôt techniquement, « mixité », est le principal échec des banlieues. Je propose donc de montrer ce que peut faire l’architecture pour tenter de résoudre la question des grands ensembles.

C. S. : Concrètement, qu’allez-vous montrer ?
Y. L. : Un projet que je réalise, notamment, avec les étudiants de l’École nationale supérieure d’architecture, de la ville et des territoires, à Marne-la-Vallée. Nous allons révéler au public de la Biennale une ville française – et, j’ajoute, européenne – d’environ 300 000 habitants que personne ne connaît et que j’appelle « la dorsale Est », un territoire qui relie plusieurs villes de la région parisienne, de Marne-la-Vallée à Aulnay-sous-Bois [Seine-Saint-Denis], et qui, pour l’heure, a une tendance très univoque dans son occupation, entre pavillons et grands ensembles. Nous proposons sur ce territoire de 300 000 habitants d’en ajouter 100 000, en montrant des solutions concrètes pour attirer ces nouveaux habitants. En clair : je propose de poser un regard positif, de représenter le territoire non pas seulement comme un territoire de crise permanente, mais aussi comme un territoire d’abondance. [Je souhaite enfin] démontrer que, avec une transformation relative et sans forcément des moyens extraordinaires, on peut arriver à modifier les choses.

C. S. : Comment rendre séduisant un tel thème, alors que les projets qui marquent les esprits sont souvent des installations à la limite de l’art contemporain ?
Y. L. : Pour intéresser le visiteur étranger, il ne faudra pas rester dans un système de raisonnement trop franco-français. Certes le problème l’est, franco-français, mais il concerne, indirectement, pas mal de monde car il parle du clivage, dans la société, produit par les bâtiments. Les bâtiments ne sont pas responsables de tout, mais la forme urbaine « grand ensemble », malgré l’excellence de certaines expériences, est à l’origine de toute une série de ségrégations et d’une paupérisation. Nous sommes donc en train d’échafauder un dispositif pour tenter de capter l’attention des gens, avec de très grandes maquettes de six mètres de haut, disposées verticalement, et une série de films dans lesquels s’exprime la population.

C. S. : Travailler sur l’ordinaire urbain n’est-il pas moins glorieux que de produire des gestes architecturaux ?
Y. L. : Il y a un moment où les architectes devraient arrêter d’avoir comme seul objectif de faire le c… au coin de la rue ! Il est quand même paradoxal de voir que, au début du XXe siècle, les architectes sont volontiers altruistes et qu’à la fin de ce même XXe siècle ils n’ont plus qu’une idée en tête, aussi talentueux soient-ils : exacerber leur moi profond. Ce métier doit s’interroger sur le fond de ce qu’il produit. L’architecture ne doit pas être uniquement de l’ordre de l’exception. Je travaille volontiers sur l’ordinaire urbain, parce que j’ai l’impression que c’est l’endroit où il faut que cela bouge. L’extraordinaire, par définition, il va bien tout seul.

C. S. : Vous avez fait partie des dix équipes d’architectes et de chercheurs à qui Nicolas Sarkozy a demandé, en 2008, de réfléchir sur un nouveau territoire baptisé « Grand Paris », qui réunit Paris et une multitude de villes alentour. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Y. L. : Dans l’aventure du Grand Paris, le politique s’attendait à nous voir faire des soucoupes volantes à tous les coins de rue. Or, au contraire, il s’est finalement retrouvé face à dix équipes qui, toutes, disaient la même chose : « Il faut faire avec ce qui existe ». Faire avec ce qui existe, c’est une sorte d’hyperréalisme en architecture qui me paraît être une nécessité actuellement. On ne sait pas ce qu’il en adviendra dans le futur, mais j’ai l’impression que nos propositions ont intéressé les élus de la région parisienne. À preuve : près de 150 communes, organisées entre elles dans un syndicat mixte intitulé « Paris-Métropole », sont aujourd’hui relativement d’accord pour faire de la ville ensemble. Potentiellement, il y a donc un vrai projet humain à réaliser, pour redonner une certaine attractivité à la région parisienne, la rendre plus aimable, plus confortable, peut-être un peu plus performante sur le plan économique.

C. S. : Dans la campagne électorale actuelle, on ne parle pas d’« aménagement du territoire ». Qu’en pensez-vous ?
Y. L. : Non, pas un mot, rien. On ne parle pas de l’aménagement du territoire, ni de l’aménagement du pays. Or c’est la seule chose qui compte. Regardez Londres, ils vont faire les J. O., ils se sont donné du mal et ils le font plutôt bien. En France, on a toujours beaucoup de mal avec cette question de l’aménagement du territoire, qu’on a jadis confiée à des préfets forts, mais qui se retrouve aujourd’hui entre les mains de politiques qui ont moins de facilité à rayonner, parce qu’ils ont moins de pouvoir.

C. S. : Vous avez été impliqué, durant toute l’année 2007, dans le fameux « Grenelle de l’environnement ». Qu’en avez-vous retiré ?
Y. L.
: Un très bon souvenir… et un énorme regret. Je ne connaissais rien à l’écologie, on m’a demandé de participer au Grenelle parce que je venais de recevoir le Grand Prix national de l’urbanisme. Le Grenelle était un endroit avec des gens de bonne volonté qui additionnaient leurs compétences. Qu’ils soient de gauche, de droite, écolo, pas écolo, tout le monde voulait y arriver et on est arrivé à quelque chose de très cohérent. Mais il a manqué l’application politique. On est tombé sur un président de la République qui commande le truc, et qui, au bout d’un moment, passe à autre chose et s’en désintéresse complètement. Puis c’est l’Assemblée nationale, toutes tendances confondues, qui est partie en guerre contre le Grenelle au nom de l’intérêt national. Enfin, vous ajoutez une louche de climato-sceptiques, du genre Claude Allègre, et tout était à terre. Mais ce n’est que partie remise. Il faut laisser passer les élections et attendre que le sujet revienne.

C. S. : Pourquoi les architectes français sont-ils très peu actifs, donc peu reconnus, à l’étranger, alors que les entreprises de BTP sont les leaders mondiaux ?
Y. L. : En France persiste le phénomène du sentiment d’auteur : chaque fois qu’un type fait un trait, c’est un génie. Un architecte français est un auteur, alors quand il fait une petite maison par an, eh bien il est l’auteur d’une petite maison par an. Par ailleurs, il y a un énorme problème : la France est quand même le seul pays au monde où 35 % des architectes gagnent le smic dans leurs chambres de bonne. Les architectes français sont éduqués dans l’idée qu’ils peuvent exercer en solitaire, tels des artistes. Or, aujourd’hui, ce métier ne peut s’exercer seul dans son coin. Cette situation est inextricable.

C. S. : Une exposition a-t-elle particulièrement retenu votre attention dernièrement ?
Y. L. : L’exposition « Baselitz, sculpteur », au Musée d’art moderne de la Ville de Paris [sept. 2011-janv. 2012]. C’était magnifique. La montée en puissance progressive du parcours était extraordinaire. Un autre grand moment fut l’installation réalisée par Anish Kapoor au Grand Palais [Monumenta 2011], c’était vraiment impressionnant et très fort. Le Grand Palais était devenu un autre bâtiment.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°367 du 13 avril 2012, avec le titre suivant : L’actualité vue par Yves Lion, architecte

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