La Wiener Werkstätte renouvelle les arts décoratifs

L'ŒIL

Le 1 octobre 2005 - 986 mots

L’émulation intellectuelle et artistique dont Vienne est le centre dans les premières années du xxe siècle est une sorte d’état de grâce. Les arts décoratifs ne sont pas en reste et c’est à cette époque que l’avant-garde, la Wiener Werkstätte, est la plus créative et la plus intransigeante.

Depuis plus d’un demi-siècle, la production mobilière et plus généralement la conception de l’aménagement d’intérieur semblent ne plus beaucoup évoluer à Vienne. Cinquante ans après les grandes heures du style Biedermeier, entre 1810 et 1848, celui-ci connaît un retour en grâce. En partie inspiré des caractéristiques stylistiques du début de l’Empire français auquel le mobilier emprunte un certain nombre de lignes et une partie du répertoire ornemental (tels les colonnes, les cygnes, les dauphins, les sphinx et autres acanthes), il en rejette cependant les excès décoratifs. Apprécié de la classe bourgeoise argentée, le style Biedermeier habille les intérieurs cossus dans un double souci de confort et de paraître.
Le renouveau décoratif viennois, effectif à partir de 1898, ne peut cependant pas être seulement perçu comme une réaction. Il s’inscrit aussi dans une plus large vague européenne, amorcée en Grande-Bretagne avec le mouvement Arts and Crafts, et qui peu à peu gagne le continent. Abolissant la frontière entre arts décoratifs et beaux-arts et dénonçant les fabrications industrielles qui privilégient la quantité à la qualité, l’école anglaise encourage le renouveau de savoir-faire artisanaux.
À l’occasion de la huitième exposition de la Sécession viennoise en 1900, les arts appliqués sont à la fois mis à l’honneur et mis en perspective avec les créations étrangères. L’occasion est pour la première fois donnée de découvrir « un aménagement intérieur moderne à la nouvelle mode viennoise » dont le style et la réalisation sont une honorable concurrence aux autres avant-gardes européennes présentées : l’Art nouveau français et belge, l’école de Glasgow et les Arts and Crafts.
Trois années sont encore nécessaires avant que ne s’exauce le souhait de l’architecte Josef
Hoffmann de fonder à Vienne un atelier inspiré du modèle de la Handicraft Guild d’Ashbee qu’il est déjà allé visiter par deux fois en Grande-Bretagne.
Enfin, en 1903, grâce à l’appui financier du banquier Fritz Wärndorfer, la Wiener Werkstätte (littéralement l’Atelier viennois) est inscrite au registre du commerce de la ville. Dirigée par Hoffmann et le peintre Koloman Moser, la Wiener Werkstätte se donne pour mission de diffuser l’art dans tous les domaines de la vie, c’est-à-dire que le moindre objet, aussi quotidien et insignifiant qu’il puisse paraître, trouvera ses lettres de noblesse en s’inscrivant dans un projet d’œuvre d’art total.
Les vastes locaux de la Wiener Werkstätte s’étendent sur trois étages et se composent d’ateliers séparés d’orfèvrerie et de métallurgie, de reliure, d’ébénisterie, de laque ainsi que de bureaux d’architecture. En 1905, l’Atelier fait paraître un Programme de travail en seize pages qui précise les conceptions de cette communauté de travail. Elle considère notamment que « ce qui doit être reconnu et apprécié, c’est la valeur du travail artistique et de l’idée créatrice. Le travail de l’artisan d’art doit être mesuré à la même aune que celui du peintre et du sculpteur ».
L’activité de la Wiener Werkstätte se poursuit jusqu’en 1931, date de la dissolution de l’atelier après d’énièmes difficultés financières. C’est cependant durant sa première décennie d’activité que l’Atelier conçoit ses meilleurs travaux : l’émulation est à son comble et stylistiquement, le règne de l’angle droit et du carré permet les plus belles créations. De fait, la Wiener Werkstätte n’aura que très rarement pu laisser parler sa volonté d’art total car, malgré un discours ouvertement populaire et social, les réalisations de l’Atelier étaient particulièrement onéreuses en raison de la qualité des matériaux utilisés.

Un art total : architecture, mobilier, orfèvrerie
Le sanatorium de Purkersdorf (1904-1906) est la première commande ambitieuse confiée à la Wiener Werkstätte. Hoffmann conçoit un bâtiment au toit plat d’une grande simplicité, seulement constitué de volumes cubiques. L’aménagement intérieur a été conçu de concert avec Moser et concerne tous les éléments du bâtiment, des bouquets de fleurs aux ménagères (ill. 24). Moser dessine des paniers et autres décors de table en métal ajouré de motifs carrés, crée de larges fauteuils et des jardinières à damiers, en accord avec la façade du bâtiment… Les meubles dessinés par Hoffmann pour le sanatorium sont encore aujourd’hui très célèbres : la légendaire chaise en hêtre qui a la particularité d’être stabilisée par des boules en bois placées en haut des pieds a été imaginée à cette occasion (ill. 20).
L’Atelier travaille en parallèle à un projet bruxellois : la construction d’une villa pour le riche Adolphe Stoclet. Après huit ans de chantier, le palais Stoclet s’impose en 1911 comme l’apogée de la créativité architecturale d’Hoffmann. C’est ici que le désir d’une œuvre d’art total est véritablement concrétisé. Chaque pièce est aménagée subtilement en tenant compte de l’harmonie de l’ensemble. De la cuisine à la chambre d’enfant, aucun détail n’est négligé. Hoffmann imagine à cette occasion de superbes pièces d’orfèvrerie ou encore de subtils services de verres. Moser conçoit un splendide secrétaire en bois précieux et décors marquetés dont les volumes cubiques répondent parfaitement à l’architecture du bâtiment. Incomparable réussite, le palais Stoclet est la réalisation du rêve commun d’un commanditaire mécène qui n’a jamais regardé à la dépense et d’artistes libres de toutes contraintes.
Chaque nouveau projet confié à la Wiener Werkstätte est propice à la création d’un répertoire adapté de meubles nouveaux qui sont souvent devenus, depuis, des incunables. Ainsi en va-t-il de la Chaise de café dessinée par Hoffmann en 1906 pour le cabaret Fledermaus, de ménagères en argent, de vases et autres services de verres. C’est probablement la Wiener Werkstätte qui, des avant-gardes du début du xxe siècle, sera allée le plus loin dans la tentation du « tout design » car, en sus des domaines traditionnellement liés aux arts décoratifs, elle avait offert une place importante à l’édition de cartes postales, aux tissus imprimés, et surtout à la mode dont les ateliers ont pu réunir jusqu’à quatre-vingts employés.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°573 du 1 octobre 2005, avec le titre suivant : La Wiener Werkstätte renouvelle les arts décoratifs

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