La passion des Krugier-Poniatowski

Une collection promise à une fondation

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 8 mars 2002 - 1088 mots

Depuis trente ans, Jan et Marie-Anne Krugier-Poniatowski collectionnent le dessin. À l’occasion de la Semaine du dessin, le Musée Jacquemart-André, à Paris, offre ses cimaises à une sélection de ces trésors. Dans un entretien, Jan Krugier nous expose les fondements de cette passion.

Comment a débuté votre collection de dessins ?
La première œuvre que nous avons acquise est un dessin de Seurat, en vente publique chez Sotheby’s, pour 12 000 dollars. J’ai toujours eu une passion pour le dessin. Le dessin, c’est le premier cri et l’on ne peut pas tricher. Même les repentirs sont passionnants d’une certaine façon. La première manifestation de l’homme, c’était le dessin. Vous le retrouvez dans les grottes de Lascaux, partout. Ensuite, ce qui me bouleverse dans le dessin – je parle d’un dessin plus tardif du baroque italien, de cette  Contre-Réforme qui me gêne terriblement déjà –, c’est que le non-dit est le plus important.

Comment cette collection est-elle montrée chez vous ?

Dans le noir ! Cela révolte ma femme. Je suis un homme âgé, et je veux en profiter. Les dessins sont encadrés avec des verres protecteurs, mais je n’y crois pas beaucoup. Je change souvent l’accrochage parce que je ne veux pas tout garder chez moi à cause de l’assurance. J’ai un local dans le Port franc de Genève où les dessins sont dans des classeurs. Mais je conserve chez moi entre 60 et 100 dessins.

Quelle est l’ampleur de cet ensemble ?

Nous en montrons environ un quart au Musée Jacquemart-André où j’ai conçu l’accrochage. L’exposition commence évidemment par les Italiens avec le Triomphe de l’éternité qui se situe entre Piero della Francesca et Francesco del Cossa, de Ferrare. Subitement, vous verrez pour la première fois en France une très grande toile de Picasso. Le peintre était allé avec Olga à Naples, puis à Pompei. En revenant de Pompei, il a fait ce tableau qui est unique, L’Entretien. C’est une œuvre hors du temps. La bataille chez moi est peut-être illusoire, c’est le côté en dehors du temps, les correspondances entre des dessins anciens et les dessins modernes.
Votre collection couvre justement de nombreuses périodes historiques jusqu’au XXe siècle.
Mettez côte à côte un dessin des grottes de Lascaux et un autre de Miró. Le dessin des grottes de Lascaux est sacral, habité, en dehors de l’esthétique, des conventions, alors qu’un Miró est très lié à l’esthétique. Il y a un seul cas au XXe siècle, c’est Picasso, qui se bat toujours contre l’esthétique, et ensuite Giacometti. En Occident, depuis le XIXe siècle, tout est lié à certaines conventions. Je me bats contre l’esthétique. Pour moi, c’est “to be or not to be”. Et je le retrouve dans le dessin. On ne peut pas tricher, on ne peut pas vernir, comme à Tefaf Maastricht où l’on passe à côté de sept kilomètres de vases et de fleurs. Au fond, le problème de notre civilisation, c’est de retrouver les traces que nous avons complètement perdues. Nous sommes dans une situation extrêmement critique. On montre des choses virtuelles, des cassettes. On vend une photographie d’un Allemand avec le Panthéon en promettant au collectionneur qu’il aura son Panthéon, pour 280 000 dollars. Ce sont des choses liées à des conventions momentanées. La notion même du goût est très relative. En revanche, si l’on prend un Rembrandt, la question du goût ne se pose pas, surtout dans sa dernière période. Il dépasse le côté conventionnel. Récemment, je me suis fâché avec un collectionneur américain parce que je lui ai dit : “Warhol, dans le meilleur des cas, c’est votre Van Dongen.”

Quel est le dessin de votre collection dont vous êtes le plus fier ?
Le Triomphe de l’éternité, de Martino da Modena, est pour moi un symbole. C’est une liaison entre le passé et le futur. Il y a aussi un dessin de Hugo van der Goes qui est d’une beauté incroyable. Il est très habité, métaphysique. Ou un dessin rarissime de Rogier van der Weyden qui sera hors catalogue. Le verso est de Rogier van der Weyden et le recto de son atelier. Memling l’a copié, comme Schongauer et Dürer. Van der Weyden a joué un rôle essentiel dans l’histoire de l’art. C’est au fond lui qui a créé la liaison entre le Nord et le Sud. Il a joué un rôle énorme en Italie où les Italiens étaient bouleversés en regardant ses tableaux. Un Rembrandt m’est très cher, Callot aussi évidemment. La grande nouveauté pour les Français, ce sera le très grand dessin de Caspar David Friedrich. Ou Menzel, que collectionnait Degas.

Vous continuez à collectionner aujourd’hui ?
Et comment ! On est fou, on est malade. La collection continue à s’enrichir, mais je serai bientôt ruiné. Ainsi, je viens d’acquérir le grand Caspar David Friedrich, et le Rogier van der Weyden. Mon rêve est un Michel-Ange qui est passé dernièrement en vente publique. Je n’ai pas pu l’avoir. Je suis allé jusqu’à 5,3 millions et il a fait 5,4 millions… de livres sterling. Et Léonard de Vinci me manque terriblement, comme Raphaël. Vous verrez un dessin de l’atelier du Pérugin mais les Allemands disent qu’il est très possible que ce soit un Raphaël jeune.

Que représente pour vous cette collection ?
Au fond, c’est la meilleure psychothérapie. Je suis passé par trop de choses. J’ai eu trois vies. Ma première a été ma vie de mort, les camps. Les nazis ont volé toute la collection de mon père. Grâce à ma femme, je me suis lancé dans cette psychothérapie qui est très coûteuse. Mais ici, au moins, il y a un dialogue. Je reste à la maison, je m’enferme, et je regarde mes dessins. C’est passionnant. On va mourir, comme tout le monde meurt. Mais j’espère que les dessins feront encore une partie du voyage sans moi. Je ne me sens pas propriétaire mais dépositaire de cette collection. Nous sommes en train de créer une fondation. L’on m’a déjà proposé divers endroits comme la Dogana à Venise qui est superbe, mais le climat ne se prête pas à la conservation des dessins. Madrid m’a aussi été proposée, tout comme la Suisse. Ce qui m’intéresse, c’est d’associer une fondation avec un lieu d’étude. Je trouve que, malheureusement, le dessin se perd. La fondation prêtera aussi des dessins à divers musées et institutions. Je ne veux pas que cela reste quelque chose de stérile.

- LA PASSION DU DESSIN, COLLECTION JAN ET MARIE-ANNE KRUGIER-PONIATOWSKI, 19 mars-30 juin, Musée Jacquemart-André, 158 bd Haussmann, 75008 Paris, tél. 01 45 62 16 45, tlj 10h-18h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°144 du 8 mars 2002, avec le titre suivant : La passion des Krugier-Poniatowski

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