GUERRES ET PHOTOGRAPHIE

La guerre des images

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 13 décembre 2013 - 1772 mots

Tandis que sont annoncées plusieurs expositions commémoratives autour de la Première Guerre mondiale, le Brooklyn Museum dresse une histoire de la guerre en photographie de 1846 à aujourd’hui.

Avec l’année 2014 sont annoncées pléthore de commémorations visuelles de la Grande et sale guerre de 14-18, et d’autres consacrées à la guerre dans son acception la plus large et à ses répercussions tout aussi diverses. Ainsi, la Première Guerre mondiale sera-t-elle au centre d’une exposition estivale consacrée par le Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa (« La Grande Guerre. Le pouvoir d’influence de la photographie », du 6 juin au 1er septembre), mais aussi au Musée des cultures européennes de Berlin (« Images Between Propaganda, Art, Welfare and the Real Life of a Soldier », du 1er août au 31 décembre 2014) et au Fotomuseum d’Anvers (« Shooting Range », du 27 juin au 11 novembre 2014). « De la boue et des larmes » traversera la France tout au long de l’année afin de présenter des vues
stéréoscopiques sur le même sujet et rassemblées par Raphaël Confino et Michaël Draï. Enfin, lors de cette première année commémorative sans témoin direct – les derniers combattants sont désormais décédés –, la National Portrait Gallery de Londres, en partenariat avec plusieurs institutions germaniques, a décidé de présenter  « The Great War in Portraits » du 27 février au 15 juin prochains. Celui de l’assassin de l’archiduc François-Ferdinand, Gavrilo Princip, amorcera un parcours constitué de portraits officiels de dirigeants et d’autres réalisés par des artistes des avant-gardes comme l’expressionniste allemand Ernst Ludwig Kirchner ou le Britannique Jacob Epstein.

Complémentaires à ce travail de mémoire d’un conflit qui se solda par dix-neuf millions de morts, d’autres expositions prennent la guerre comme objet d’étude. Pour « Photographier la guerre » à l’Arsenal de Metz, Agnès de Gouvion Saint-Cyr a puisé dans le Fonds national d’art contemporain et retenu les travaux d’artistes comme Éric Baudelaire, Gianni Motti ou Sophie Ristelhueber et de photoreporters comme Françoise Demulder ou Timothy Hetherington (jusqu’au 5 janvier 2014). Il reviendra à Laurence Bertrand-Dorléac, déjà commissaire de « L’art en guerre, France 1938-1947 » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris à l’automne 2012, d’inaugurer le 28 mai prochain au Louvre-Lens « Les désastres de la guerre ». Avec ce titre emprunté à la célèbre série de Francisco Goya, l’intellectuelle brossera deux siècles de conflits, des campagnes napoléoniennes à nos jours, en quelque quatre cents œuvres. C’est dire l’ambition du projet doté d’un catalogue extensif lui aussi. Sera-t-il aussi volumineux que celui de l’exposition « War/Photography: Images of Armed Conflict and its Aftermath » dont les images, livres, magazines, albums et autres appareils photographiques sont rassemblés dans les salles du Brooklyn Museum of Art à New York ?

Des rapprochements maladroits
Produite par le Museum of Fine Arts de Houston, l’exposition fleuve « War/Photography » dresse une histoire de cette interaction féconde entre la guerre et la photographie depuis 1846, date de la guerre du Mexique. Cinq cents pièces et deux cent quatre-vingts photographes couvrent ainsi 165 ans de conflits, rien de moins. C’est là, d’ailleurs, que le bât blesse tant la mission semble titanesque. Le parti pris des commissaires du musée texan, Anne Wilkes-Tucker, Will Michels et Natalie Zelt, s’est voulu thématique, suivant un découpage somme toute conventionnel, depuis la préparation vers le front, du deuil aux représailles, jusqu’aux dommages collatéraux subis par les civils. Très américano-centriste, la sélection se veut néanmoins exhaustive jusqu’à la saturation et le nivellement des images entre elles. C’était un risque pleinement admis dès les premières lignes de l’argumentaire et assumé ; hélas, il ne se fait pas sans dommages, justement. Une guerre en vaut-elle une autre ? Ont-elles toutes le même rendu photographique quelle que soit leur raison ? Une guerre civile n’est-elle pas différente d’un conflit « professionnalisé » ? Laurent Gervereau, auteur en 2006 du passionnant Montrer la guerre ? Information et propagande, rappelle avec pertinence la généalogie des stéréotypes, la récurrence des modèles mais aussi le piège que peuvent représenter les photographies de la guerre. « Méfions-nous alors des résumés par l’image. Ils tordent les faits. L’image est toujours un reflet, une interprétation. Ni une preuve, ni une illustration. »

Devant la quantité de conflits synthétisés en un ou deux clichés au fil de « War/Photography » – alors même que certaines images appartiennent à des séries parfois réalisées sur plusieurs mois –, il y a de quoi rester circonspect. Ses enjeux seraient-ils aussi politiques voire patriotiques ? On hésite au terme de la visite entre une reconnaissance compassionnelle envers les soldats du monde entier qui se battent pour la liberté ou un panégyrique exaltant des valeurs pacifistes, d’autant que la fin du parcours rassemble des images poignantes d’enfants et de civils. Parmi celles-ci, Grieving Man with Flag d’Harry Benson montrant en 1971 un homme tenant la bannière étoilée repliée que l’on offre aux parents proches à l’issue d’une cérémonie militaire. On aurait d’ailleurs préféré qu’elle ne soit pas immédiatement jouxtée par l’image, certes touchante, d’un chien fixant fidèlement la photo de son maître disparu (Anonyme, Sandy Comes Home, 1945). C’est dire la maladresse, parfois, d’une exposition rivée sur ces thématiques. Et que penser de cette photographie de mariage montrant une mariée regardant dans le vague, l’air triste, et son époux, soldat au visage défoncé et repoussant (Nina Berman, Marine Wedding, Ohio, 2006) ? La légende dit d’ailleurs que deux ans après leur union (prévue avant le départ à la guerre du fiancé), le couple divorça. Triste sort que celui de ces hommes et ces femmes, mais peut-on vraiment mettre au même plan toutes ces tragédies personnelles abordées dans cette section dévolue aux civils ? Entre la vie quotidienne à Ramallah et un gamin revenant d’une manifestation de soutien aux soldats du Viêt-Nam capté par Diane Arbus en 1967, il y a tout un monde.

14-18, première guerre « photographique »
Si « War/Photography » ne convainc pas toujours par son organisation thématique réductrice et un découpage excessif dans des salles saturées d’images jusqu’au parasitage entre elles, il faut cependant lui reconnaître aussi des qualités : celle, d’abord, de rassembler en premier lieu des images exceptionnelles aussi connues que le milicien fauché par la mort devant l’objectif de Robert Capa (image provenant de la collection de Steichen lui-même) ou que l’assassinat d’un étudiant sur le campus de l’université Kent State de l’Ohio en 1970 (avec retouche originale à même le tirage) par John Filo. Celle, enfin, d’avoir cherché à montrer la guerre éditée par les grands organes de presse comme Life, et de consacrer une section aux photo-essais de Larry Burrows (Yankee Papa) en 1965 ou Todd Heisler (Final Salute) en 2005. Les images se succèdent entre mise au point de parangon et d’autres relevant du registre de l’exceptionnel. Ainsi, ces scènes prises à la dérobée par des citoyens néerlandais pendant la Seconde Guerre mondiale, documentant l’occupation allemande à Amsterdam ; une prise de risque maximale pour ces images réalisées par Carl Oorthuys en entrouvrant discrètement son manteau entre 1940 et 1945. Corvée d’épluchage d’oignons avec un masque à gaz, bain improvisé en plein désert irakien, autoportrait anonyme d’un gradé allemand dans le reflet d’un rétroviseur de Jeep, toutes ces images racontent une guerre générique fascinante.

Certainement façonnée par une attention accrue dans les institutions photographiques pour les pratiques amateurs et leur haut coefficient d’authenticité, la visite revient aussi sur ces images prises pour la plupart par des soldats. Aujourd’hui, les téléphones intelligents livrent pratiquement en direct les dessous des conflits. Mais la pratique est loin d’être nouvelle puisque Le Miroir, le 14 mars 1915, appelait déjà la soldatesque à envoyer ses images les plus spectaculaires, proclamant qu’il « paiera n’importe quel prix les documents relatifs à la guerre et présentant un intérêt particulier ». L’exposition de Brooklyn ne consacre pas de thématique spécifique à ces images qu’on scrute aujourd’hui comme pour y trouver une vérité affranchie de la propagande militaire ou de la partisanerie politique. Un œil innocent en quelque sorte, bien que ce soit finalement tout autant impossible, chaque soldat photographe posant forcément un regard très engagé sur les situations dans lesquelles il est partie prenante. Le 12 novembre dernier, des universitaires se réunissaient d’ailleurs à Rennes autour de ces images privées (« Sur le vif ? Guerres et images amateurs de 1914 à nos jours ») et l’éditeur La Découverte publiait peu de temps avant quelque cent cinquante images prises par Frantz Adam, un médecin posté sur différents fronts (Ce que j’ai vu de la Grande Guerre). Il faut dire que la guerre de 14-18 n’a pas de reporter intrépide comme Robert Capa (et son fameux mantra « Si les photos ne sont pas assez bonnes, c’est que tu n’es pas assez près ») et Gerda Taro en Espagne, Don McCullin ou Henri Huet au Viêt-Nam ou encore Ron Haviv en Yougoslavie.

La photo amateur en question
La guerre de 14-18 fut en cela la première à générer une telle masse d’images photographiques (reproduites ensuite à la une des journaux ou en cartes postales). Elle a bien été photographiée professionnellement par le service photographique des armées mais aussi beaucoup de façon amateur par ceux qui se battaient. Une condition inédite qui fait qu’aujourd’hui la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, créée en 1915, conserve des albums de soldats parmi une somme impressionnante de documents iconographiques collectés pendant le conflit même. Les organismes se mobilisent d’ailleurs aussi pour collecter les précieux documents comme ce fut le cas récemment en Allemagne. L’actualité plus récente se pose justement la question de la valeur de ces images d’amateurs, à nouveau témoins privilégiés de la vie de soldat, de la réalité des combats entre attente, lassitude et horreur, en regard de celles des professionnels. D’autant que la photographie de guerre est parfois allée jusqu’à rejouer le moment crucial d’une attaque ou d’une victoire comme ce fut le cas de l’icône d’Iwo Jima et son planté de drapeau victorieux, reproduit sous l’objectif de Rosenthal en février 1945. Ainsi, la photographie du quidam ou du combattant se voit de nouveau auréolée, un siècle après son institutionnalisation, d’un renouvellement de sa valeur probatoire. Sonnent-elles une nouvelle fois le glas du photoreportage et du photojournalisme ? Depuis de nombreux conflits, photojournalistes et amateurs cohabitent et des agences se sont spécialisées dans des plateformes pour ces sources privées. Si « War/Photography » célèbre classiquement les grandes heures du photojournalisme sans interroger sa pérennité, elle offre une salutaire rétrospective panoramique des enjeux immémoriaux de la représentation de la guerre et remplit un devoir de mémoire toujours salutaire.  

« Photographier la guerre »,

jusqu’au 5 janvier 2014. Arsenal, Metz (57). Entrée libre. www.arsenal-metz.fr

« War/Photography. Images of Armed Conflicts and its Aftermath »,

jusqu’au 2 février. Brooklyn Museum, New York (États-Unis). Ouvert du mercredi au dimanche de 11 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 22 h. Tarifs : 9 et 6 €. Commissaires : Anne Wilkes Tucker, Will Michels et Natalie Zelt, conservateurs au Museum of Fine Arts de Houston. www.brooklynmuseum.org

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°664 du 1 janvier 2014, avec le titre suivant : La guerre des images

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