Artistes et architectes face à la guerre

Par Sophie Trelcat · Le Journal des Arts

Le 17 juin 2014 - 823 mots

Empruntant son titre à la poignante série de Francisco de Goya, « Les Désastres de la guerre » au Louvre-Lens révèlent l’évolution de la représentation des conflits à partir du début du XIXe siècle. À Paris, la Cité de l’architecture et du patrimoine livre une formidable étude sur les défis architecturaux durant et issus de la Seconde Guerre mondiale, entre constructions et destructions.

PARIS - Comblant un vide dans l’historiographie de l’architecture moderne, l’exposition « Architecture en uniforme » est née de considérations scientifiques et personnelles : « Les livres d’histoire de l’architecture s’arrêtent en 1933 et reprennent en 1945 », explique le commissaire Jean-Louis Cohen, qui précise par ailleurs : « Mes parents ont été engagés dans la guerre, ma mère a été déportée à Auschwitz, où elle était chercheuse en physique ». Aussi est-ce une recherche particulièrement engagée, évitant de manière heureuse tout pathos, et menée depuis quinze années qui a permis la réalisation de cette monumentale exposition. Présentée initialement au Centre canadien d’architecture en 2011, celle-ci poursuivra son chemin jusqu’en Italie pour être présentée au MAXXI de Rome à partir de décembre prochain. En préambule à l’événement, le visiteur est invité à découvrir une galerie de portraits d’une quarantaine d’architectes en uniforme, alignés au mur comme dans une parade militaire. S’y croisent les destins les plus extrêmes : du criminel de guerre Albert Speer, architecte d’Adolf Hitler, condamné au procès de Nuremberg en 1946, au Polonais résistant contre les nazis Szymon Syrkus, lequel contraint de diriger l’atelier d’architecture d’Auschwitz où il était prisonnier y construisit l’extension de son propre camp de concentration et d’extermination. D’autres noms émergent : les Américains Richard Neutra et les époux Eames ; l’exilé allemand Walter Gropius ; les Français Auguste Perret (qui reconstruira Le Havre), Le Corbusier, Jean Prouvé… montrant la main mise, à l’époque tout comme aujourd’hui, d’une élite architecturale sur la profession. Tous continuèrent leurs activités durant le conflit mondial en les adaptant aux exigences militaires, certains se constituèrent même des fortunes. Ainsi d’Albert Kahn, chargé de la construction d’usines de guerre et qui mettra au point des bâtiments spectaculaires tels que l’usine de bombardiers Ford Motors à Willow Run dans le Michigan (Etats-Unis). Edifiée de 1941 à 1943, la gigantesque construction de 100 000 mètres carrés, remarquable par la complexité de ses systèmes de chauffage et de ventilation, est considérée comme « la merveille du monde industriel ». Tout aussi frappantes que ses édifices, les photos dans l’agence de Kahn, montrent ses collaborateurs allongés sur les tables de travail pour dessiner des plans démesurés. La production de ce concepteur préfigure à plusieurs égards un état de l’architecture d’aujourd’hui, la bigness (la grande échelle) et les impératifs de rapidité qui se concrétiseront également, par exemple, dans la réalisation du Pentagone de 1941 à 1943 à Washington. Servi par une remarquable scénographie, simple et adaptée, de l’agence Frenak Jullien architectes, le parcours s’organise en pas moins de dix-sept thématiques allant du bombardement de Guernica en Espagne en 1937 à la destruction atomique d’Hiroshima en 1945. Intitulée « Guerre aux villes », la section d’ouverture précise qu’il s’agit d’une guerre urbaine, dont les images de destructions telles que celles du photographe August Sander de la ville de Cologne en 1945 laissent encore pantois. Celle de l’empilement de sacs de sable dans la cathédrale d’Amiens vers 1940, laissant en son centre des rangées de chaises pour les offices, montre que la vie continue.

L’innovation perce entre destruction et construction
Mais dans ce cadre d’impérieuses contraintes, les compétences des architectes ne se sont pas limitées à la protection de monuments ou à la construction d’édifices militaires. L’urgence de la guerre a induit des réflexions sur l’industrialisation de la production, sur la construction de logements de masse standardisés, elle a provoqué des expérimentations sur les matériaux tels que les plastiques et le bois lamellé collé, faisant face à la pénurie de métaux réservés exclusivement à l’armement. Elle a permis des recherches sur le camouflage de villes et d’usines et d’autres sur des éléments d’assemblage toujours utilisés aujourd’hui. Les paradoxes de l’époque marquée par les allers-retours entre destruction et construction connaissent leur apogée dans l’expérience de la base de Dugway dans le désert de l’Utah en 1943, où des architectes sont convoqués pour l’ajustement de tactiques de destruction. Erich Mendelsohn, Konrad Wachsmann et Antonin Raymond apporteront chacun leur expertise spécifique pour la construction d’un village japonais et allemand, entièrement meublés, et qui serviront à optimiser la puissance de destruction du gaz Napalm alors en phase de fabrication.

Développement durable avant l’heure, l’une des dernières sections aborde le recyclage des matériaux et des technologies guerrières pour le temps de paix. Particulièrement pointue, l’exposition portée par une documentation très riche est à même de passionner un large public, spécialisé ou non. Dans la préface du catalogue qui l’accompagne, Mirko Zardini, directeur du Centre canadien d’architecture rappelle que « depuis 2004, près de quarante-cinq guerres se sont déroulées dans le monde ».

Architecture en uniforme : Projeter et construire pour la seconde guerre mondiale

Jusqu’au 8 septembre, Cité de l’Architecture et du Patrimoine de Paris, 1, place du Trocadéro et du 11 novembre 75016 Paris,  http://www.citechaillot.fr, tlj saud mardi 11h-19h et jeudi 11h-21h.

Légende photo
Vue générale du Pentagone. © National Archives and Records Administration, Washington.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°416 du 20 juin 2014, avec le titre suivant : Artistes et architectes face à la guerre

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