La grande institution française pour le design se fait attendre

Tandis que Saint-Étienne entérine son projet, la Cité prévue pour Paris piétine

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 10 janvier 2003 - 1865 mots

Deux grands projets d’établissements consacrés au design et à la création sont actuellement à l’étude en France.
Celui de \"Centre international du design \"?, à Saint-Étienne, semble bien parti. En revanche, celui de \"Cité de la mode et du design\" ?, à Paris, tarde à se concrétiser. État des lieux.

Le design français cultive le paradoxe. Il n’est quasiment pas reconnu à l’étranger alors que, dans le même temps, certains designers, de Philippe Starck à Matali Crasset en passant par Pierre Charpin ou les frères Bouroullec, sont devenus des vedettes internationales. Autre contradiction : ceux-ci ont acquis leur réputation en grande partie dans le domaine du mobilier tandis que, selon une enquête récente de l’Agence pour la promotion de la création industrielle (APCI) (1), l’activité majeure du design, en France, concerne le packaging, l’identité visuelle ou les produits. Le design souffrerait-il d’un problème de lisibilité ? “Je vais amplifier la reconnaissance de cet art du quotidien”, a promis Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture, le 16 novembre, en visitant la troisième Biennale de design de Saint-Étienne. Quelques jours auparavant, il avait déjà confié à Béatrice Salmon, directrice des musées de l’Union centrale des arts décoratifs, une étude sur la faisabilité d’installer un département des Arts décoratifs des années 1910 à 1960 sur le site du Musée des arts d’Afrique et d’Océanie (remise du rapport prévue fin janvier). Et demandé conjointement à la délégation aux Arts plastiques et à la direction des Musées de France “de [lui] indiquer de quelle façon plus satisfaisante, dans le cadre institutionnel et immobilier du ministère, traiter la question des arts décoratifs et du design”. Or une légitimation de “cet art du quotidien” passe, à l’évidence, par l’ouverture d’un lieu clairement identifiable dédié au design, voire plus largement à la création.
Les projets ne manquent pas (lire Le Journal des Arts n° 149, 17 mai 2002). Certains s’affinent, comme à Paris où le Comité Colbert (2) envisage d’ouvrir, fin 2004, une “Villa Colbert” : “lieu de rencontres et d’échanges pour les professionnels du luxe et de la création”, qui pourrait, chaque année, accueillir vingt-quatre résidents – créateurs, managers ou chercheurs. D’autres projets se voient confirmés, comme celui de l’”Institut national du design packaging”(INDP), officialisé le 20 novembre. Porté par des professionnels du secteur de l’emballage et “soutenu par le ministère de l’Industrie et la Région Poitou-Charentes”, l’INDP, qui s’installera en 2004 à Cognac, dans un ancien chai rénové, dévoilera “son programme complet et ses ambitions” le 28 janvier.
Mais les deux projets les plus ambitieux sont incontestablement le “Centre international du design”, à Saint-Étienne, et la “Cité de la mode et du design”, à Paris. Depuis son lancement officiel, le 18 novembre, dans le cadre de la troisième Biennale internationale de design, le projet stéphanois tient assurément la corde. “[Ce] projet d’un Centre international du design a des bases légitimes : il est justifié et je vais l’accompagner, a déclaré Jean-Jacques Aillagon. L’État participera pleinement à cette initiative et en accompagnera tant la mise en œuvre que le développement .” Le ministère de la Culture a d’ailleurs financé en partie le volumineux rapport scientifique – une centaine de pages – qui lui a été remis début novembre. Datée du 15 novembre 2002, une synthèse d’une vingtaine de pages expose avec moult détails l’organisation et le planning des travaux de cette future institution, qui entend être “un lieu de référence”, “le fédérateur de l’existant et le catalyseur du devenir”, “le siège de l’effervescence inventive” (sic !).
Ce Centre international du design, l’un des premiers ÉPCC (Établissement public de coopération culturelle) (3) en France, s’installera dans un site mythique : l’ancienne manufacture royale d’armes et ex-locaux de Giat Industries. D’une surface de 10 000 m2, il accueillera, notamment, l’école des beaux-arts, délocalisée pour l’occasion, une galerie de l’innovation (expositions, colloques…), un pôle formation/recherche (centre de ressources, cursus de 3e cycle…), un laboratoire de technologies avancées (interface avec les entreprises…), une salle de conférence et des lieux de vie (librairie, restaurant, boutique...). Pour réhabiliter l’édifice, le calendrier prévoit une consultation internationale d’architectes au deuxième ou au troisième trimestre 2003, puis un chantier à partir du quatrième trimestre 2004, en vue d’une ouverture fin 2005.
Coût des travaux : de 19 à 22 millions d’euros – dont 15 pour le bâtiment et de 4 à 7 pour les aménagements extérieurs. Budget de fonctionnement : de 5 à 6 millions d’euros. L’investissement est important. Il faudra donc ratisser large : “Nous avons déjà eu un accord verbal avec des collectivités territoriales (agglomération, département, Région), avec la Communauté européenne (via le Feder) et, bien sûr, avec le ministère de la Culture, assure Michel Thiollière, sénateur-maire de Saint-Étienne. En outre, j’espère dans les semaines à venir obtenir une implication formelle de Mmes Fontaine, à l’Industrie, et Haigneré, à la Recherche. Ce qui, pour le moment, n’est pas le cas. Enfin, un ‘Haut Comité’ de grandes entreprises nationales et régionales, parmi lesquelles Renault, Alcatel, Airbus, Casino, Focal-JMlab ou Thuasne, m’a déjà signifié son vif intérêt pour le projet.” Bref, à en croire le sénateur-maire, le Centre international du design est bel et bien sur les rails.
Alors que Saint-Étienne entérine, Paris piétine. Et pourtant, la capitale est en quête, depuis le début des années 1990, d’un projet fédérateur susceptible à la fois de devenir une vitrine de la création française et de concurrencer la suprématie de métropoles comme Londres, Milan ou New York. Mais la tâche semble être autrement plus ardue qu’à Saint-Étienne. Commandé par l’ex-secrétaire d’État à l’Industrie, Christian Pierret, à Pascal Morand, directeur de l’Institut français de la mode (IFM), en collaboration avec Gérard Laizé, directeur général de Valorisation à l’innovation dans l’ameublement (VIA) (4), le rapport sur le projet de “Cité de la mode et du design”, prévu pour juin 2002, n’a finalement atterri sur les bureaux de Nicole Fontaine, ministre déléguée à l’Industrie, et de Lyne Cohen-Solal, adjointe au maire de Paris, chargée du Commerce, de l’Artisanat, des Professions indépendantes et des Métiers d’art, que début novembre 2002. Il n’a toujours pas été rendu public. Et pour cause. À la Mairie, Lyne Cohen-Solal devait rencontrer les deux auteurs du rapport au cours du mois de janvier. Au ministère de l’Industrie, en revanche, “vu le calendrier chargé de Nicole Fontaine, nous n’évoquerons sans doute pas ce projet avant février”, indique un proche du dossier, conseiller technique au ministère de l’Industrie. Ce dernier a néanmoins déjà examiné le rapport : “L’idée de promouvoir une ‘école à la française’ est très bien, estime-t-il. Cependant, il faudra bien faire la part des choses entre le ‘monde des paillettes’ et celui qui permet à nos entreprises de vendre des vêtements, des voitures ou des cafetières électriques. Ce projet ne doit en aucun cas être un dispositif d’autosatisfaction pour une certaine frange ‘people’ du monde de la création, mais un véritable outil pour les professionnels.”
Outre un diagnostic sur le plan national et international, le rapport propose, au lieu d’un unique projet, trois scénarii allant “du moins ambitieux au plus ambitieux”. Le premier scénario vise simplement à faire travailler en réseau l’IFM et le VIA, notamment à travers un centre de recherche et prospective et un site Internet communs. Plus substantiel, le deuxième prévoit la mise en place d’un “pôle innovation et création” avec d’un côté, un centre de ressources (documentation, matériauthèque, prototypage…), de l’autre, un pôle de valorisation (expositions, actions, publications...). Enfin, le troisième scénario proposerait de regrouper dans un même lieu des personnalités de compétences diverses (ingénieur, modiste, scénariste…), afin de créer une zone de confrontation et d’enrichissement mutuels. “La première hypothèse est un peu légère et la dernière plus lourde à mettre en œuvre, donc plus coûteuse mais peut-être plus efficace, estime le conseiller technique. On pourrait en fait choisir une solution ferme, la deuxième hypothèse, et une solution potentielle, la troisième, vers laquelle elle pourrait évoluer dans le futur...”. En clair, tout est possible. Ou rien. D’autant qu’aucune simulation financière n’a été évoquée. Ni d’ailleurs de prévisions de surfaces – on parlait jadis de 15 000 à 20 000 m2 – ou de bâtiments : “Nous ne voulions pas que le projet soit enfermé dans une problématique immobilière”, se défend Pascal Morand. Sauf que, en ne suggérant aucun point d’ancrage, le dossier risque de s’éterniser encore. Ainsi, à Saint-Étienne, le fait d’avoir très tôt décidé de loger le Centre dans l’édifice de Giat Industries a permis de faire avancer le projet plus rapidement. Un moment envisagé, le site de l’Imprimerie nationale, dans le 15e arrondissement parisien, se révèlerait finalement hors de prix. “Le bâtiment du port d’Austerlitz, dans le 13e arrondissement, nous paraît intéressant”, estime Gérard Laizé. Une proposition qui figurait déjà dans un précédent rapport de Pascal Morand, avec la mention suivante : “Véritable paquebot sur la Seine, [il] représente un formidable potentiel en termes de surfaces disponibles et de créativité architecturale et graphique.” Au ministère de l’Industrie, on a aussi sa petite idée : “Et pourquoi pas sur l’île Seguin, à Boulogne-Billancourt ?”, avance, à titre personnel, le conseiller technique du ministère de l’Industrie. Sans compter la Mairie de Paris, qui aura évidemment son mot à dire. Bref, l’incertitude est totale. En outre, hormis la Ville et l’État, cette future Cité ne verra pas le jour sans l’aval de la Région Île-de-France. Or, comme ce triumvirat ne parvient pas à s’entendre aujourd’hui sur le projet de salle symphonique, on n’ose imaginer les querelles que pourrait susciter la Cité. Concrètement, il manque, pour l’heure, une volonté politique forte.
Aussi, les plus pessimistes tablent sur un lancement officiel du projet à la fin de l’année 2003. “À l’automne, suggère le conseiller technique. De toute façon, il faudra encore plusieurs mois pour établir un avant-projet et un ‘business plan’. Et puis, cela fait si longtemps que ce projet traîne en longueur que l’on n’est plus à six mois près. Nous pourrions d’ailleurs pour l’occasion envisager un lancement plus solennel, en organisant par exemple au même moment un grand symposium européen sur le design.” En attendant que les feuilles mortes se ramassent à la pelle, la Mairie aura, elle, si elle le souhaite, largement le temps de prendre l’initiative. Fin janvier aura lieu la manifestation “Paris, capitale de la création”, qui réunit, sur cinq jours, plusieurs grands salons professionnels consacrés à la mode et à la décoration. Le 24 janvier, Lyne Cohen-Solal et Christophe Girard, adjoint au maire chargé de la Culture, remettront les “Prix de la création de la Ville de Paris”, notamment à Inga Sempé pour le design, et au duo Vava Dudu & Fabrice Lorrain pour la mode. Peut-être useront-ils de cette tribune pour faire quelque annonce sur la Cité de la mode et du design ? Histoire de confirmer qu’elle reste, sinon une priorité, toujours d’actualité.

(1) L’Agence pour la promotion de la création industrielle a publié, en novembre 2002, une étude sur L’Offre de design en France.
(2) Le Comité Colbert regroupe quelque soixante-dix entreprises françaises du luxe et de la création.
(3) Créés par la loi du 4 janvier 2002, les Établissements publics de coopération culturelle sont des institutions gérées en partenariat entre l’État et les collectivités territoriales.
(4) VIA est l’antenne Recherche & design de l’Union nationale des industries françaises de l’ameublement.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°162 du 10 janvier 2003, avec le titre suivant : La grande institution française pour le design se fait attendre

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