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ENTRETIEN

La face cachée des chefs-d’œuvre

Par Christine Coste · Le Journal des Arts

Le 19 juin 2025 - 930 mots

Pendant des siècles, certaines œuvres d’art n’étaient pas destinées à être vues par tous. Nadeije Laneyrie-Dagen explore les ressorts de cette longue tradition.

Nadeije Laneyrie-Dagen, professeure d’histoire de l’art à l’École normale supérieure, retrace une histoire passionnante et détaillée de la dissimulation des œuvres, fruit d’un travail de recherche de plus de dix ans. Elle en explique les raisons.

Pourquoi ce livre ?

À cause du séisme provoqué par la publication des caricatures de Mahomet dans Charlie : les images devenaient létales, le choc était terrible, pour moi comme pour beaucoup de gens. Mon expertise ne me permet pas d’analyser le pourquoi de cette horreur à notre époque, mais il m’a semblé utile de remonter le temps. En examinant sur le long terme le régime des images, on s’aperçoit que notre pratique de tout montrer et de diffuser dans n’importe quelles conditions, est extrêmement récente. Pendant des siècles, on a dissimulé les images, du moins celles qui étaient obscènes ou irrespectueuses à l’égard de la religion. Il est inimaginable pour nous qu’une œuvre ne soit pas créée pour être montrée ? Au cours de la Préhistoire, les images des grottes étaient éventuellement invisibles : elles existaient mais il n’était pas forcément important qu’elles soient vues. Au Moyen Âge, un régime de surveillance orchestré par le clergé régissait la monstration : cachées ordinairement par des panneaux ou des voiles, les images n’étaient dévoilées qu’à certains moments du calendrier liturgique. Puis vient la Renaissance. L’érotisme – le nu féminin – s’introduit dans la peinture et la sculpture : les œuvres peuvent d’autant moins être montrées. Elles sont encore plus désirées qu’il est difficile d’être admis à les voir. On rêve de les regarder – on les rêve. Cet état de choses perdure jusqu’au XIXe siècle, avec des modalités multiples.

Peut-on dire à cet égard que le rideau tient une place centrale ?

Absolument. Musées, galeries… ne montrent aujourd’hui que des œuvres à découvert. Or, quand on regarde les tableaux qui, en Flandre au XVIIe siècle, représentent des collections particulières, on constate que les peintures y sont surmontées de tringles : il fallait tirer des rideaux pour voir. Poussin, à propos de ses Sept Sacrements, approuve un tel dispositif : voir ensemble et tout à la fois les toiles serait déceptif. « Cela remplirait trop le sens », écrit-il : il faut donc éviter la satiété. Ces rideaux sont comme les rouleaux dans l’art asiatique, qu’on développait quand on voulait les contempler. Dès sa création, L’Origine du monde de Gustave Courbet a été placée par son propriétaire Khalil-Bey dans une pièce discrète et derrière une étoffe – ensuite, derrière un cache peint. Quand Jacques et Sylvia Lacan s’en portent acquéreurs, ils commandent à André Masson, leur beau-frère, un nouveau cache : un paysage abstrait dont les lignes évoquent le ventre et les cuisses ouvertes d’une femme. Bien avant, les collectionneurs ont joué de ce complexe de dissimulation / révélation. Chez le marquis Louis-Gabriel de Veri-Raionard, Le Verrou de Fragonard, scène de viol, se trouvait derrière une Adoration des Bergers. Le jeu fut le même pour La Joconde, dont je soutiens qu’elle était prévue pour dissimuler une Joconde nue – je ne suis pas tout à fait la première à écrire cela. Il s’agissait de rendre présentable l’objet scandaleux, de choisir de le rendre visible ou d’en interdire l’accès. On suscita de la sorte une forme de mythologie : les gens qui avaient vu parlaient, donnant aux autres l’envie d’être élus à regarder. Le collectionneur disposait du pouvoir de dévoiler ou non. C’était une histoire d’épiphanie.

Mais aussi une histoire de discrimination…

Oui : de discrimination élitiste. L’Église, longtemps, a décidé qui avait licence de voir quoi. Après la Contre-Réforme, il est clair que seule l’élite dispose du droit de contempler les nus antiques, ou des peintures du type Vénus couchée déshabillée. Cette élite est censée être préparée : elle aurait le recul intellectuel et moral nécessaire pour contempler de telles œuvres. En Espagne, alors que peindre un nu, en commercer, en montrer, est passible d’excommunication, le roi possède d’admirables et scabreux Titien. Cette tradition se poursuit avec Vélasquez et Goya, qui peignent pour de puissants et rares aristocrates. Au fond, l’élite définit son statut par la possession d’œuvres interdites. Une chose m’a sidérée : au début de l’âge du musée, et durant tout le XIXe siècle, le peuple n’est pas bienvenu dans la nouvelle institution. La conviction que tout n’est pas fait pour être montré à tous et à toutes ne disparaît pas : Prosper Mérimée et même Émile Zola regrettent ou ne sont pas loin de regretter que le peuple entre au musée.

La possibilité de tout voir n’a-t-elle pas amenuisé l’aura ou la « charge » mystique des œuvres ?

De fait, on est dans l’ère qu’avait anticipée Walter Benjamin, c’est-à-dire que l’image, à force d’être reproduite, vue, perd de son « aura » – de sa force attractive maximum. Des artistes contemporains l’ont compris. Ainsi Christian Boltanski dissimulait ses œuvres dans une cave du Conservatoire de Paris ou dans un désert pour que, sans y accéder, on les fantasme. Marcel Duchamp est, je pense, l’artiste qui a le mieux interrogé l’acte de voir : le caractère déceptif d’en voir trop, avec la transparence du Grand Verre disposé au Philadelphia Museum of Art au centre d’une salle et devant une fenêtre ; le délice malaisant de voir ce qu’on ne devrait pas voir, avec Étant donnés : 1° la chute d’eau, dissimulé dans un recoin du même musée, que rien ne signale et où l’on regarde, un par un, coupable, à un œilleton, un corps de femme.

Cacher / Montrer. Une histoire des œuvres invisibles en Occident, Nadeije Laneyrie Dagen,
324 p., 25 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°658 du 20 juin 2025, avec le titre suivant : La face cachée des chefs-d’œuvre

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