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Enquête

Influenceurs culturels, le nouvel atout communication des musées

Par Héloïse Décarre · Le Journal des Arts

Le 12 mai 2023 - 1387 mots

Sur les réseaux sociaux, la communication ne s’improvise pas. Pour exister chez un public plus jeune ou éloigné de la culture, les musées s’appuient sur de nouveaux communicants : les influenceurs.

Quentin Mtr, vidéo Vincent Van Gogh, rubrique Un dimanche un artiste sur TikTok © Quentin Mtr/Tiktok. Parodie de la Jeune fille à la perle de Vermeer avec un appareil photo © Mitchell Grafton. Camille Jouneaux, vidéo La Minute décryptage, compte Instagram La Minute Culture © Camille Journeaux/Instagram. Création du compte TikTok du Château de Versailles © Château de Versailles. Vidéo sur les NFT dans l'art, Marie-Odile, compte Instagram imagine_moi © Marie-O/Instagram
Quentin Mtr, Un dimanche un artiste
Mitchell Grafton, Parodie de La Jeune fille à la perle de Vermeer.
Camille Jouneaux, La Minute Culture.
Compte TikTok du Château de Versailles.
Les NFT dans l'art, Marie-Odile, imagine_moi
© Quentin Mtr / Tiktok
© Mitchell Grafton
© Camille Jouneaux / Instagram
© Château de Versailles
© Marie-O / Instagram

France. Musée du quai Branly, un jeudi soir, 18h30. Dans le hall principal, une dizaine de personnes se regroupent. Ce sont majoritairement des jeunes femmes, branchées ou B.C.B.G., le téléphone greffé à la main. Ces influenceuses – ou « créatrices de contenus » – ont été invitées par l’institution pour découvrir les nouvelles expositions du musée, dans une visite guidée par leurs commissaires.

De telles « visites-influenceurs » sont aujourd’hui une habitude. Pour les musées de la Ville de Paris, la pratique est quasiment devenue un automatisme. Hélène Boubée, responsable de la communication numérique à Paris Musées, le confirme. « Nous organisons cela presque sur chaque exposition : nous montons une liste, les invitons, et en échange ils font un petit relais sur les réseaux sociaux. » Cette visibilité sur les réseaux sociaux n’est pas payée, mais ne comporte aucune obligation contractuelle à créer un contenu.

La recherche d’une ligne éditoriale singulière

Toutes les collaborations ne sont cependant pas gratuites. Les services communication ou numérique des musées sont unanimes : lorsqu’ils choisissent ces nouveaux partenaires, la qualité prime sur la quantité. Selon Muriel Jaby, responsable du service communication et développement au Musée d’art contemporain de Lyon, « le nombre d’abonnés est bien entendu un critère, mais c’est loin d’être le seul. Nous ne cherchons pas forcément des influenceurs avec de très grosses communautés ». C’est avant tout le taux d’engagement, le degré d’interaction à l’égard d’une publication, qui sont scrutés par les professionnels. C’est ainsi que le Centre Pompidou a fait appel à Quentin Mtr, un créateur de contenus TikTok réunissant à peine 2 000 abonnés, mais au contenu jugé très qualitatif. « Nous cherchons des créateurs et créatrices qui ont un ton personnel, une ligne éditoriale précise, un vocabulaire qui peut être parfois un peu décalé », ajoute Muriel Jaby.

Un ton potache pour la youtubeuse Manon Bril (689 000 personnes sont abonnées à son compte « C’est une autre histoire »), des rendez-vous une fois par semaine pour Camille Jouneaux (son compte Instagram, « La Minute Culture ,» réunit 155 000 followers), un contenu féministe pour l’instagrameuse Margaux Brugvin (plus de 59 000 followers)… Les influenceurs et influenceuses ont chacun et chacune leur signature. Bloggeur et instagrameur, Antoine Vitek a plus de 105 000 followers sur son compte CulturezVous. « Si on vient me voir, c’est aussi pour ma patte : une bonne collaboration, c’est quand un musée me fait confiance pour parler à ma communauté comme j’ai l’habitude de lui parler. S’il y avait trop de cadres, je pense que cela ferait un flop », observe-t-il.

Des contenus passés au crible

Compétents sur la forme, les influenceurs ont conscience de leurs limites sur le fond. Avant tout passionnés d’histoire de l’art, ils ne sont pour autant pas tous issus du milieu culturel. Antoine Vitek, autodidacte, a travaillé dix ans dans une société luttant contre la fraude dans le e-commerce. « J’essaie d’être toujours très vigilant. Tout ce que je produis, je le fais valider par le musée, pour vérifier que je n’ai pas dit de bêtises », explique-t-il. Camille Jouneaux, devenue influenceuse culture après dix ans de travail en agence de communication et des cours du soir d’histoire de l’art à l’École du Louvre, demande toujours un entretien avec le ou la commissaire de l’exposition dont elle s’apprête à parler. Margaux Brugvin, titulaire d’un master d’histoire de l’art de l’École du Louvre, passe, elle, trois jours par production à lire des catalogues, des ouvrages et des articles de recherche sur son sujet.

Dans tous les cas, les musées ont un droit de regard sur les productions, même sur celles des diplômés en histoire de l’art, restant majoritaires. « Nous sommes toujours garants d’une rigueur scientifique et historique. La communication est au service du travail scientifique, et pas l’inverse », rassure Mathilde Fouillet, responsable adjointe de la communication et des partenariats au Musée de Cluny. Certaines institutions imposent quand même quelques limites. Au Musée de l’armée, les sujets en lien avec la Seconde Guerre mondiale et la colonisation sont particulièrement scrutés. Selon Ravith Trinh, responsable de la communication numérique, « le musée vérifie que l’influenceur n’est pas engagé politiquement, ou dans des polémiques, et fait aussi attention à ce que les armes ne soient pas considérées comme des jouets, dans la manière de les manipuler et de les représenter ».

Un gage de qualité pour que le contenu reste crédible et instructif. Aujourd’hui, les professionnels du secteur sont de plus en plus convaincus du bien-fondé des collaborations avec les influenceurs, même si la transition n’est pas toujours évidente. Murielle Edet, chargée de communication au centre d’art Le Lait, à Albi (Tarn), le reconnaît : « Cela nous fait drôle, parfois, ce mélange des codes. Il y a un côté un peu mis en scène, un peu fashion, qui peut nous décontenancer… » Malgré cela, la pratique, qui n’affecte nullement la scénographie des expositions, entre dans les mœurs. « Il y a quatre ou cinq ans, prononcer le mot “influenceur” était compliqué, rappelle Hélène Boubée, de Paris Musées. Maintenant, les conservateurs et commissaires sont de plus en plus à l’aise avec cela. Ils se prêtent même à l’exercice avec plaisir ! »

Ce changement dans la perception de leur travail, les influenceurs l’ont, eux aussi, remarqué. « Il y a encore quelques mois, on ne nous prenait pas vraiment au sérieux, il y avait beaucoup d’a-priori. Là, je vois que c’est en train de changer », témoigne Margaux Brugvin. La pandémie a en effet bouleversé la politique des musées en matière de réseaux sociaux. « Il y a eu un avant et un après-Covid. Il était question d’amener le musée à la maison, de maintenir le lien avec les visiteurs à distance. C’est à ce moment-là que faire appel à des influenceurs est devenu évident », analyse Hélène Boubée.

Les acteurs muséaux réalisent alors qu’ils peuvent gagner en visibilité auprès de nouvelles communautés. « Cela nous permet de porter une voix différente sur nos musées, de les raconter avec créativité mais aussi avec décalage, de dédramatiser un petit peu notre ton sur les réseaux sociaux », avance Hélène Boubée. La cible principale est, bien sûr, la jeunesse. Dans cette optique, le château de Versailles et plus récemment le Centre Pompidou ont travaillé avec le streameur Étoiles, cumulant 884 000 followers sur Twitch, plateforme vidéo, lors de lives de plusieurs heures réunissant des dizaines de milliers d’adolescents âgés de 15 à 20 ans, d’ordinaire plus habitués aux contenus sur les jeux vidéo. Les abonnés des huit influenceurs interrogés, eux, ont majoritairement entre 18 et 35 ans. L’objectif est donc atteint, du moins virtuellement.

Pour savoir si ces vues se transforment en visites physiques, c’est plus compliqué. Selon Hélène Boubée, « les études des publics montrent que les réseaux sociaux sont un vecteur de notoriété des musées de la Ville de Paris : en 2022, 9 % des visiteurs disent qu’ils sont là du fait des réseaux sociaux. En 2019, ils étaient 6 % ». Une enquête réalisée en novembre 2022 par Marie Ballarini, grâce au soutien de la BNF et du LabEx Industries culturelles et création artistique, montre que 18 % des répondants ont déjà suivi la recommandation d’une exposition sur les réseaux sociaux, et que 50 % le font souvent. « La vocation de mon compte, c’est d’encourager les gens à aller au musée, et de descendre un peu l’art de son piédestal pour le rendre moins impressionnant », confie Camille Jouneaux. Cette volonté de démocratiser la culture est motrice pour tous les influenceurs interrogés, et semble porter ses fruits. Selon l’enquête de Marie Ballarini, 31 % des personnes n’allant jamais au musée suivent souvent une recommandation d’exposition en ligne.

Pour toucher toujours plus de monde, les musées pensent déjà aux prochaines étapes. « Les influenceurs culture sont sans doute suivis par des communautés qui nous connaissent déjà. Tout en continuant à travailler avec eux, j’aimerais aller vers des influenceurs qui ne sont pas “brandés” culture, mais plus lifestyle », glisse Hélène Boubée.

Peu importe le genre de créateurs de contenus auquel les établissements font appel, tous s’accordent à dire que la pratique, si elle n’est pas un passage obligé, fait désormais partie intégrante de la communication des institutions culturelles. Option complémentaire aux relations avec la presse, elle a le mérite de poser un autre regard sur les musées, désormais acteurs à part entière du XXIe siècle.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°611 du 12 mai 2023, avec le titre suivant : Influenceurs culturels, le nouvel atout communication des musées

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