Art contemporain

Entretien avec Hans Ulrich Obrist

Commissaire d’exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 25 octobre 2002 - 1663 mots

Hans Ulrich Obrist est né en 1968 à Zurich. Commissaire de nombreuses expositions à travers le monde, il travaille aujourd’hui au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Il est également enseignant à la Facolta delle Arti (IUAV) de Venise. Il commente l’actualité.

Pour la première fois cette année, la Fiac accueille davantage de galeries étrangères que de françaises. Les étrangers semblent porter un intérêt de plus en plus grand pour la scène parisienne, tant au niveau du marché que de la création. Quel est en la matière votre point de vue de commissaire d’exposition qui sans cesse parcourt le monde ?
Lorsque l’on vit ici, il est évident depuis plusieurs années que la scène parisienne est l’une des plus dynamiques. Mais les visiteurs commencent aussi à en prendre conscience. De même, les critiques d’art, les conservateurs de musée et commissaires d’exposition viennent de plus en plus fréquemment en France. Il y a ici une densité plus grande de lieux d’exposition, avec ce phénomène récent des espaces gérés par des artistes. Nous avons organisé en 1996 avec Laurence Bossé l’exposition “Life/live” consacrée à la scène britannique et nous avions invité des “artist run spaces” de Grande-Bretagne. Dans le catalogue, nous avions aussi fait un petit guide de tous ces espaces à Londres. Si l’on compare aujourd’hui cette liste avec celle de Time out, plus aucun de ces espaces expérimentaux n’existent. À cette époque, ce type de lieux était rare à Paris, et il en existe maintenant un grand nombre : le “Paris project room”, “Public”, jusqu’aux nouvelles initiatives qui naissent régulièrement. L’activité de Paris est nourrie par les grandes expositions, mais aussi par des initiatives auto-organisées. Après l’extraordinaire génération des années 1990, il y a de nouveaux artistes qui émergent, et que nous avons essayé de montrer à l’Arc dans “Traversées”, l’année dernière. Nous avions notamment mis en évidence que de plus en plus d’artistes sont en relation avec d’autres disciplines et travaillent dans plusieurs contextes à la fois, le monde de l’art, mais aussi celui de la musique, de la littérature... Paris est, du point de vue de la création, d’une vitalité extraordinaire et je ne vois pas, en Europe, de ville comparable. Pour moi, il est clair que parmi les scènes actuellement les plus dynamiques au monde figurent Mexico City, différentes villes asiatiques, et Paris.

L’Espace Paul-Ricard consacre tous les ans au moment de la Fiac une exposition à cette jeune génération d’artistes. Vous avez aussi été l’un des commissaires, avec Lynne Cooke, Chris Dercon et Robert Fleck, de l’exposition “Forwart”, à Bruxelles, qui est financée par la banque BBL. Selon vous, les entreprises privées doivent-elles s’investir davantage dans le financement de la culture ?
Peut-être est-ce intéressant de regarder de manière dynamique et non pas nostalgique quelques positions exemplaires du passé. L’une des grandes questions pour les années à venir est aussi de savoir qui seront les Dominique de Menil et les Adriano Olivetti du XXIe siècle. J’ai récemment interviewé le photographe Lucien Hervé. Il m’a parlé du père Couturier, qui a fait travailler des artistes contemporains dans un contexte où on ne les attendait pas. Il a passé la commande de Ronchamp au Corbusier par exemple. Le père Couturier a rencontré Dominique de Menil, et c’est de ce dialogue qu’est issue la chapelle de Rothko et la collection de Menil. Cet engagement s’est prolongé dans le temps et a résisté au spectaculaire. L’autre exemple est celui d’Adriano Olivetti, un entrepreneur italien qui, dans les années 1950, a développé une idée de “Gesamtkunstwerk” en faisant travailler les designers et les artistes les plus passionnants du moment, Sottsass par exemple, et en recréant une sorte de culture d’entreprise visionnaire. Il est important de se souvenir de tels cas exemplaires.

À côté du prix Ricard SA, une exposition au Centre Pompidou est actuellement consacrée à Dominique Gonzalez-Foerster, lauréate du prix Marcel-Duchamp décerné par l’Adiaf, une association de collectionneurs. Que vous inspire ces prix ?
Dominique Gonzalez-Foerster a réalisé l’une des pièces les plus extraordinaires de la Documenta 11. Elle a créé un espace de rencontre, mais sa pièce nous parlait aussi d’une autre forme de globalisation. Les forces de la globalisation et ses dangers – l’homogénéisation – sont clairement arrivés dans l’art aujourd’hui. L’artiste nous a montré à Cassel une mondialité au sens d’Édouard Glissant : “La mondialité, c’est l’aventure extraordinaire qui nous est donnée à tous de vivre aujourd’hui dans un monde qui, pour la première fois, réellement et de manière immédiate, foudroyante, sans attendre, se conçoit comme un monde à la fois multiple et unique, autant que la nécessité pour chacun de changer ses manières de concevoir, de vivre, de réagir dans ce monde-là.” On ne peut que féliciter le jury qui a choisi Dominique Gonzalez-Foerster. C’est souvent à travers un prix que l’œuvre d’un artiste franchit les frontières du monde de l’art. L’artiste peut alors toucher un autre public. Malheureusement, sur le plan global, il n’existe pas de prix Nobel pour l’art. Grâce au prix Nobel de littérature, chaque année, un écrivain dépasse les frontières des milieux littéraires et beaucoup de personnes commencent à le lire. Pour l’art, quelque chose manque.

Deux écoles d’art françaises, celles de Nîmes et d’Amiens, viennent de connaître un bouleversement de leur corps enseignant. Que pensez-vous de la situation de l’enseignement artistique ?
La situation est aujourd’hui très dynamique en France, et il paraît absurde de “couper” ces lieux de recherche où les futurs artistes sont en train de se former. Le rôle des artistes est aussi très important, ils inventent souvent de nouvelles formes d’écoles. Si l’on regarde la télévision qu’avait lancée Pierre Huyghe à Dijon, cette expérience a été très importante pour les jeunes artistes qui ont participé à ce projet, non pas comme élèves mais comme participants ; Marine Hugonnier, Olivier Bardin, Melik Ohanian sont d’une certaine façon issus de cette expérience. Philippe Parreno, Pierre Huyghe et Dominique Gonzalez-Foerster avaient aussi développé une école nomade qui allait de lieu en lieu. UR, la société de Fabrice Hybert, est un autre exemple qui a permis à beaucoup d’artistes, comme Adel Abdessemed ou Samon Takahashi, de travailler. D’une certaine façon, il s’agit aussi d’écoles. Ce qui est également intéressant, ce sont les différents modèles de production du savoir. Je donne par exemple des cours à l’école de Venise [la Faccolta delle Arti], qui essaye de créer des liens entre l’art et l’architecture. Il est important de lancer davantage de ponts entre les disciplines. Les écoles des beaux-arts sont des zones d’invention non seulement pour les arts plastiques mais aussi pour la musique, pour l’architecture, et forment des créateurs qui travailleront dans d’autres métiers. Maurizio Lazzarato parle, dans un magnifique livre sur Gabriel Tarde, de “la puissance de l’invention”, et je pense que cette puissance de l’invention peut être développée par ces laboratoires d’art.

Avec les rapports entre l’art et l’architecture dont vous parliez, ou les rapports entre l’art et la musique, il semble que les artistes se rapprochent de plus en plus de cette utopie de l’art total. Comment analysez-vous cette situation ?
C’est plutôt une utopie partielle, car l’utopie totale est dangereuse. Je pense à cette magnifique phrase de Bloch à Adorno : “Quelque chose manque.” J’ai aussi parlé récemment de l’utopie avec Abbas Kiarostami qui, d’une certaine façon, refuse cette [idée] de longue perspective. Il parle plutôt d’une utopie du présent. Beaucoup d’artistes s’intéressent aujourd’hui à l’utopie parce que cette notion a des avantages conceptuels. Il ne s’agit pas d’un “Gesamtkunstwerk” totalitaire, mais plutôt du catalyseur d’un changement. Si les artistes s’engagent aujourd’hui dans différents pans de la création, c’est parce qu’il y a des ponts qui manquent. Les grandes expositions de groupe, comme “Cities on the move” ou “Laboratorium”, en se définissant comme des laboratoires de recherche, essayent d’en parler. Au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, nous essayons depuis quelque temps d’inclure ce thème dans des expositions monographiques. Et puis, il est très intéressant de travailler en profondeur avec un artiste et d’essayer de comprendre comment aujourd’hui il travaille, quelles sont ses “nouvelles alliances”, au sens de Stengers et Prigogine, pour comprendre les collaborations des artistes avec des écrivains, des scientifiques… Il est difficile d’aborder les arts plastiques sans connaître les recherches dans les autres disciplines. Pour donner un exemple concret : avec Laurence Bossé et Angeline Scherf, nous avons organisé l’exposition d’Olafur Eliasson. Ce dernier a aussi invité différentes personnes avec lesquelles il travaille, pour rendre compréhensible et visible ses collaborations. Il a montré son intérêt pour des utopies concrètes à travers sa collaboration avec Yona Friedman, ou ses relations avec l’inventeur islandais Einar Thorsteinn. Un autre exemple est l’exposition de Philippe Parreno, pour qui les collaborations sont aussi essentielles. Il a ainsi souhaité travailler avec Jaron Lanier qui a inventé la réalité virtuelle au début des années 1980, et avec l’architecte François Roche.

Un exposition vous a-t-elle particulièrement marqué récemment ?
J’ai été bouleversé par une exposition organisée par Cathrin Pichler au MuseumsQuartier de Vienne sur Antonin Artaud. Mais, à la différence de l’exposition du MoMA de New York qui était uniquement focalisée sur les dessins, celle de Vienne comprend aussi des pièces sonores et des films, souvent de série B, médiocres, dans lesquels il y a trente secondes visionnaires où Artaud joue un rôle. Ce travail est d’une actualité extraordinaire par rapport à celui des artistes aujourd’hui. J’ai aussi beaucoup aimé l’exposition de Rikrit Tiravanija que j’ai vue trois fois cet été à la Sécession de Vienne. Il a reconstitué l’atelier de Rudolf Schindler, et le processus de construction de l’atelier faisait partie de l’exposition. Et, plus récemment, j’ai vu le travail de Décosterd et Rahm, deux architectes qui vivent entre Lausanne et Paris, et qui présentent à la Biennale d’architecture de Venise Hormonorium. C’est une proposition pour un nouvel espace public dont l’existence dépend de la disparition des frontières entre espace et organisme. Il s’agit d’une architecture physiologique qui amène un climat de haute altitude (3 000 mètres) aux Giardini de Venise.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°157 du 25 octobre 2002, avec le titre suivant : Entretien avec Hans Ulrich Obrist

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