Disparition

Russie

Disparition d’une légendaire conservatrice russe

Par Emmanuel Grynszpan, correspondant à Moscou · Le Journal des Arts

Le 10 décembre 2020 - 747 mots

MOSCOU / RUSSIE

L’ancienne directrice du Musée d’État Pouchkine de Moscou Irina Antonova est décédée le 30 novembre. Aux commandes de 1961 à 2013, elle a fait d’un musée de second ordre l’une des vitrines culturelles du pays, grâce notamment aux confiscations soviétiques.

Moscou. La gardienne soviétique du Musée Pouchkine, sur lequel elle a régné pendant plus d’un demi-siècle, s’est éteinte le 30 novembre. Irina Antonova a été inhumée jeudi 3 décembre dans le prestigieux cimetière Novodievitchi de Moscou en présence de la nomenclature culturelle du pays. Solide comme un roc et inflexible comme un chêne, la conservatrice a été emportée à 98 ans par le Covid-19.

Fille de diplomate et historienne de l’art de formation, Irina Antonova travaille au Musée d’État des beaux-arts Pouchkine depuis 1945. Nommée directrice alors qu’elle n’est âgée que de 39 ans, elle dirige d’une main de fer le musée, de février 1961 à juillet 2013. Le loyalisme politique total envers les autorités, conduite qu’elle suivra toute sa vie, lui permet de faire exposer Pablo Picasso et d’autres artistes occidentaux ostracisés, considérés comme décadents et bourgeois par le pouvoir soviétique. « Irina Antonova a eu de la chance d’être nommée juste au moment du “dégel” [impulsé par le secrétaire général Nikita Khrouchtchev], alors que beaucoup de choses devenaient soudain possibles », souligne la critique d’art Irina Mak.

En 1974, elle parvient à faire venir La Joconde pour la première fois en URSS. En 1981, le Musée Pouchkine accueille l’exposition « Moscou-Paris. 1900-1930 », véritable jalon dans l’histoire russe. Le grand public moscovite redécouvre Marc Chagall, Kazimir Malevitch, Vassily Kandinsky, l’avant-garde russe, réservée jusque-là à un cercle étroit d’artistes. « Grâce son activisme artistique effréné, Irina Antonova a hissé le Musée Pouchkine au niveau d’autres musées russes reconnus dans le monde comme l’Ermitage et la Galerie Tretiakov », écrit d’elle le journaliste Yuri Rost dans Novaïa Gazeta.

Parfaitement francophone, elle noue des rapports étroits avec plusieurs musées français, dont le Louvre, où elle aide à monter l’exposition « Sainte Russie » en 2010. Amie d’André Malraux, elle lui consacre une exposition en 2016-2017 intitulée « Les voix du silence. Le musée imaginaire d’André Malraux », pour laquelle le Louvre prête de nombreuses œuvres, issues de ses collections. « Nous exprimons notre sincère tristesse ainsi qu’une profonde admiration pour cette femme extraordinaire », a réagi Jean-Luc Martinez, président-directeur du Musée du Louvre, à l’annonce de sa disparition.

« Profondément soviétique »

Ouverte aux autres formes d’art, elle invite en 1981 le pianiste virtuose Sviatoslav Richter à organiser un festival dans son musée. Les « Soirées de décembre de Sviatoslav Richter » restent aujourd’hui le festival de musique le plus prisé de Russie, et toujours dans les murs du musée.

Protectrice de l’art moderne à ses débuts, Irina Antonova est devenue au cours des dernières décennies l’incarnation du conservatisme et s’est trouvée au centre de plusieurs polémiques. Même après la perestroïka, dans les années 1990, elle refusait encore d’exposer de l’« art soviétique non officiel » dans son pré carré, ne cédant finalement que face à l’insistance du galeriste américain Ronald Feldman qui lui apportait des œuvres d’Ilia Kabakov et de Mikhail Grobman. Soutien constant de Vladimir Poutine, elle condamne les actions du groupe Pussy Riot et applaudit à l’annexion de la Crimée. Elle se décrivait elle-même comme « profondément soviétique » jusqu’à la fin de sa vie. De caractère intransigeant, elle s’est toujours fermement opposée à toute restitution d’œuvres saisies par le pouvoir soviétique, tant aux collectionneurs privés qu’aux musées étrangers. Pendant des décennies, elle niera la possession de l’or de Troie (ou « trésor de Priam ») et d’autres découvertes du pionnier de l’archéologie Heinrich Schliemann, cachées dans les entrailles du Musée Pouchkine, avec des œuvres d’Albrecht Dürer et de Lucas Cranach confisquées aux Allemands. Le Musée Pouchkine, qui ne possédait qu’une terne collection de niveau provincial en 1945, doit principalement son intérêt à des confiscations toujours très controversées aujourd’hui.

En 2013, ravivant une vieille rivalité avec l’Ermitage, elle propose de recréer le Musée du nouvel art occidental de Moscou, qui abritait les inestimables collections Chtchoukine et Morozov, et qui fut démantelé par Staline en 1948. Antonova voulait y transférer les œuvres impressionnistes de l’Ermitage. L’initiative déclenche un tel scandale qu’Antonova est rapidement placardisée (nommée au poste de présidente du musée, spécialement créé pour elle) tandis que les rênes sont confiées à Marina Loshak.

Vindicative, Irina Antonova accusera nommément ses adversaires – dont plusieurs ministres de la Culture et directeurs de musée – de torpiller son projet de quartier muséal, ambitieux élargissement du Musée Pouchkine démarré en 2008. Projet si longtemps retardé qu’elle n’en aura pas vu l’aboutissement.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°557 du 11 décembre 2020, avec le titre suivant : Disparition d’une légendaire conservatrice russe

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