De guerres en exils, le triomphe de Max Beckmann

(Re)découverte d’une œuvre majeure au Centre Pompidou

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 27 septembre 2002 - 1856 mots

Mal connue en France, l’œuvre de Max Beckmann (1884-1950) est à bien des égards l’un des repères essentiels de l’art du vingtième siècle que la rétrospective qui s’est ouverte au Centre Pompidou permet de découvrir pleinement, en quelque quatre-vingt-dix tableaux et de nombreux dessins et gravures. De l’Allemagne en guerre à l’ultime exil américain, portrait d’un artiste intransigeant.

Entre 1916, date de retour du front où il s’était engagé comme infirmier, et 1918, Max Beckmann est aux prises avec la monumentale Résurrection II, qui restera inachevée. Éclairée par un sinistre soleil noir, cette œuvre, capitale dans l’évolution de son vocabulaire plastique, est en réalité plus proche d’une apocalypse que de la vision paradisiaque que suggère son titre : corps disloqués, souffrants et aveugles, égarés dans un espace destructuré, comme si aucune rédemption ne pouvait avoir lieu. Cette Résurrection, longtemps suspendue aux murs de son atelier berlinois, hantée par l’expérience du désastre, a toutes les caractéristiques de l’œuvre maudite, à proportion des enjeux poétiques et métaphysiques qui l’animent. Si elle ne figure pas dans la présente exposition, elle permet cependant de mieux saisir l’intensité dramatique de La Nuit (1918-1919), qui en est directement issue, et que l’on découvre ici après trois scènes bibliques de 1917 : Adam et Ève, déchus et misérables, Le Christ et la Femme adultère et une Descente de croix d’une intensité à la fois captivante et repoussante. La Nuit restitue le drame au présent : sous le plafond écrasant d’une cuisine se déroule une séance de torture où victimes et bourreaux ordinaires sont aliénés à une odieuse passion. De dimensions modestes, le tableau est d’autant plus tragique que les personnages définissent et obstruent l’espace avec cette vigueur que l’on observe aussi dans certaines pointes sèches datées du début de la guerre. À Zurich, les dadaïstes cherchaient l’oubli dans la dérision. Beckmann n’est évidemment pas le seul artiste du XXe siècle à avoir répercuté dans son travail les horreurs de la guerre, ni le seul à y avoir simultanément cherché une certaine beauté. Mais il est sans doute l’un des rares à s’être efforcé d’en redéfinir les contours et la fonction dans un monde à jamais défiguré : aux antipodes de l’impressionnisme et de l’art de Gauguin ou de Matisse, dont il fustige l’esthétisme à de nombreuses reprises, la beauté ne saurait être le fruit selon lui d’une idéalisation mais l’expression la plus juste possible de la vérité. “Tragédie transfigurée par la puissance de sa beauté. La profonde splendeur de la vie humaine vue sous un aspect dramatique”, écrivait-il ainsi dans son journal à propos d’un quintette de Brahms.

La Nuit ou le porte-folio de gravures intitulé L’Enfer (1919), où se perpétuent la même cruauté et la même terreur, ne sont ni séduisants ni plaisants, mais leur puissance cathartique est incomparable et c’est bien le but recherché. Une “objectivité transcendantale” S’il partage avec ses contemporains expressionnistes une même culture profondément marquée par le romantisme et par Nietzsche, l’intériorisation du drame humain à laquelle le peintre se livre, bien plus que sa palette sombre, le distingue de l’esthétique quasi cinématographique d’un Ludwig Meidner. Les Lettres de guerre adressées à sa première femme, publiées en 1916 par Bruno Cassirer, en témoignent jour après jour : Beckmann ne se considère ni comme acteur ni comme simple témoin du conflit, il participe au drame des soldats avec une empathie qui bouleverse sa vision du monde et jusqu’à sa conception de l’image. Il écrira ainsi en 1946 : “La seule chose dont nous disposons, c’est la réalité de nos rêves dans les images.” On peut comprendre les célèbres autoportraits qui scandent son œuvre (on en compte plus de quatre-vingts) et ouvrent chacun de ses porte-folios selon cette perspective ; scruter son propre visage, le plus souvent empreint d’une rage muette et tenant la pose avec une certaine crispation, semble avoir valeur de test. Ces autoportraits apparaissent en tout cas comme la mesure d’un programme qu’il n’abandonnera pas, quelles que soient les circonstances, à Francfort en 1927, dix ans plus tard à l’époque de l’exposition “L’art dégénéré” (où il est représenté par douze peintures et douze gravures) ou en exil à Amsterdam puis aux États-Unis. Beckmann ne connaîtra plus la paix, ou plutôt, il ne la reconnaîtra ni dans l’armistice de 1918 ni dans celle de 1945. “La guerre tire désormais à sa triste fin. Elle n’a rien modifié à ma conception de la vie, elle l’a seulement confirmée. Nous allons vers des temps difficiles”, confesse-t-il. Le smoking dans lequel il se représente est alors tout autant l’attribut du grand mondain que l’armure et le masque derrière lesquels il s’avance.D’une certaine façon, par sa redoutable proximité avec les convulsions humaines, le peintre devient lui-même le monde, et son art lui permet, dit-il, de dominer celui-ci aussi sûrement que les dictateurs qui prétendent le façonner par la violence. S’étant soustrait à la vocation de témoin, Beckmann pouvait difficilement se faire peintre d’histoire, d’autant moins qu’il ambitionnait de parvenir à ce qu’il nommait l’“objectivité transcendantale”.

Son admiration pour les primitifs flamands, pour Grünewald, mais aussi pour Signorelli, Le Tintoret ou El Greco, son souci, déjà manifeste dans les années de formation, de se confronter à de grands sujets, font de lui un mythographe par passion comme par nécessité. Passion philosophique nourrie par la lecture de Nietzsche, de Schopenhauer et de Jean-Paul Richter, qui l’engage à dépasser les apparences et à sublimer dans le mythe les événements historiques de son temps. Nécessité spirituelle qui le conduit à la fois à s’arracher au présent et à le condenser sous les espèces éternelles du poétique. À partir de cette configuration métaphysique, il n’y a plus de lointain possible dans la peinture, plus d’”ailleurs”, c’est-à-dire plus d’utopie, mais un seul espace tragique au milieu duquel campe le peintre, espace dont l’abstraction est selon lui incapable de rendre compte. Ce serait évidemment une erreur d’envisager le jugement sans appel de Beckmann sur l’abstraction d’un point de vue formel ou idéologique et de ranger le peintre dans un clan anti-moderniste, quand il est aussi sévère à l’égard de l’illusionnisme. Il déclare en 1938 dans sa conférence londonienne : “Convertir hauteur – largeur – et profondeur en surface à deux dimensions représente pour moi la plus forte et la plus magique des expériences ; elle me procure une idée de cette fameuse quatrième dimension que je recherche de toute mon âme.” Sauf dans les paysages, qui sont bien loin de compter parmi ses chefs-d’œuvre, chaque figure crée sa propre perspective. D’où ces conflits incessants entre les éléments autonomes et un aspect parfois chaotique, qu’un examen plus attentif permet pourtant de replacer dans le régime narratif de ses œuvres les plus abouties comme Le Bain (1930), Voyage sur le poisson (1934) ou La Mort (1938). La profondeur de champ infinie de ces tableaux, parfois proche de celle du vitrail, tient à la densité poétique de leur inspiration qui reste palpable jusque dans un triptyque comme Le Commencement (1946-49), qui pose des difficultés d’interprétation.

Max Beckmann ne souhaitait pas lever ces dernières par de froides et doctes explications iconographiques, mais entendait s’adresser à ceux qui “portaient en eux, consciemment ou à leur insu, à peu près le même code métaphysique”. Sans qu’il ne le sache, probablement, il anticipait ainsi les recherches encore figuratives de ceux qui, comme Jackson Pollock, seront reconnus quelque temps plus tard comme expressionnistes abstraits. Dans un retournement chronologique intéressant, l’exposition s’achève par Jeunes hommes au bord de la mer (1905). Cette vaste composition mélancolique, où les personnages semblent abandonnés sous un ciel terreux, rappelle l’art de Ferdinand Hodler, découvert lors d’un voyage à Genève l’année précédente. Cette influence manifeste, que Beckmann avait convertie en un sentiment d’émulation, éclaire à la fois sa capacité d’assimilation des esthétiques contemporaines et sa propre position dans un siècle qui est encore pour beaucoup celui de Matisse et de Picasso, réunis en ce moment même dans une exposition au Grand Palais (lire p. 18). Aux côtés des maîtres anciens, de Van Gogh, de Cézanne et du Douanier Rousseau, qu’il convoquait lui-même, beaucoup de noms de ses contemporains peuvent venir à l’esprit. Picasso en premier, dont l’influence lui a valu le sobriquet ambigu de “Picasso allemand”, mais aussi Braque (en particulier dans certaines natures mortes), Rouault, dont l’exemple ne fut peut-être pas aussi déterminant qu’on veut bien le dire, les surréalistes, Delaunay et Léger, pour clore le chapitre de Paris où il a séjourné à plusieurs reprises, Grosz enfin et la Nouvelle Objectivité, à laquelle il fut brièvement associé.

Toutes ces références ne diminuent en rien le génie et l’originalité de Beckmann ; elles témoignent non seulement de l’extrême attention portée à son environnement artistique, mais surtout d’un sens de la synthèse et d’une faculté d’invention qui lui permettront d’élaborer son propre langage. A priori déconcertante, la référence à Marc Chagall, auquel il semble emprunter animaux disproportionnés (La Synagogue à Francfort-sur-le-Main) et créatures suspendues dans le vide (Galerie Umberto), ainsi qu’une palette naïve (Le Rêve (petit) ou Feu d’artifice chinois) était fréquemment proposée dans les années 1940. La parenté serait sans doute plus à chercher dans une volonté d’indépendance commune aux deux artistes vis-à-vis des grands courants du siècle, dans un projet comparable de produire un art qui ne se satisfait pas de la représentation du monde mais ambitionne de le révéler dans toutes ses contradictions. C’est peu de dire que cette rétrospective vient à son heure. La précédente, organisée par le Musée national d’art moderne à Paris, en 1968, n’avait suscité que mépris ou indifférence. Le progrès était alors une valeur intouchable et les espoirs en un monde meilleur ne seraient démentis que plus tard. Aujourd’hui, l’œuvre de Beckmann, par ses aspects tragiques et comiques, par son ambition et sa constance, remet en mémoire, pour ceux qui l’auraient perdue, la notion de probité de l’art, que le règne du divertissement permanent tente de rendre désuète. En définitive, le plus frappant est que, au moment où l’on célèbre le 11 Septembre, cette exposition n’ait rigoureusement rien de nostalgique ni d’académique, et que le langage de Beckmann rende définitivement inepte le vocabulaire littéral et pathétique d’un monde qui ne veut croire qu’en lui-même.

La nécessité d’écrire

C’est un trait commun à la plupart des grands artistes du XXe siècle : la passion ou la nécessité d’écrire, en dépit des réticences, en dépit des maladresses. On ne trouvera cependant pas dans les Écrits de Beckmann de manifestes vindicatifs, de théories systématiques ou de définitives professions de foi. Dans ses journaux, lettres et conférences, le peintre néglige même, à l’inverse de ses contemporains, d’offrir les explications laborieuses de son œuvre, et ne s’exprime jamais qu’avec précaution. On y trouvera en revanche de précieuses informations sur ses intérêts littéraires, philosophiques et religieux et, dans ses Lettres de guerre, autant de pouvoir suggestif que de discrétion. “Sur ma peinture�?, texte de la conférence donnée à Londres en 1938, et “Trois lettres à une artiste peintre�?, dix ans plus tard, s’imposent comme d’indispensables réflexions sur le rôle de l’artiste. - Max Beckmann. Écrits, traduit de l’allemand par Thomas de Kayser, préface de Philippe Dagen, collection “Écrits d’artistes�?, École nationale supérieure des Beaux-Arts, Paris, 600 pages, 29 euros. ISBN : 2-84056-113-1.

- MAX BECKMANN, UN PEINTRE DANS L’HISTOIRE, jusqu’au 6 janvier 2003, Centre Pompidou, Paris, tlj sauf le mardi de 11h à 21 h, nocturne le jeudi jusqu’à 23 h. Catalogue sous la direction de Didier Ottinger (avec, entre autres, des contributions de D. Arasse, H. Belting, U. Fleckner, R. Storr), éditions du Centre Pompidou, 412 pages, 56 euros. ISBN : 2-84426-142-6.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°155 du 27 septembre 2002, avec le titre suivant : De guerres en exils, le triomphe de Max Beckmann

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