Art contemporain

Comment Jackson Pollock a fait exploser la peinture de chevalet

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 28 janvier 2008 - 1514 mots

En mêlant peinture abstraite et attitude performante, Jackson Pollock est à l’origine du mode de l’action painting et passe pour en être la figure mythique.

 Les photographies que Hans Namuth a prises de Jackson Pollock dans son atelier, en plein travail, vers 1949-1950, sont aussi célèbres que les œuvres du peintre (voir aussi p. 18). C’est dire si ce qu’elles montrent parle autant de sa peinture que de ses toiles. Mais si la reconnaissance de son œuvre passe d’abord par sa manière de peindre, voire si celle-ci prend le pas sur celle-là, les photos de Namuth mettent surtout en exergue chez l’artiste la performance de l’acte pictural. Plus généralement, elles sont à l’excès l’illustration la plus accomplie de l’Action Painting.
Penché en avant sur sa toile, le pied gauche posé dessus, la jambe légèrement pliée, l’autre tendue, le pied à l’extérieur, le peintre est en pleine action. Le visage est crispé, l’attention extrême. Tout un réseau de lignes enchevêtrées se dessine sous lui. Un pas de plus et il est fait prisonnier. Pollock tient de la main gauche un pot de peinture, de la main droite un pinceau qu’il vient de recharger de couleur. Semblant vouloir jeter la peinture qui s’en écoule, il tend le bras bien devant lui. La photo de Namuth est d’une parfaite netteté, seule l’extrémité du pinceau est floue. Quelque chose d’une chorégraphie est ici saisi sur le vif qui dresse l’image de l’artiste en figure symbolique.
En 1982, Robert Pinget note à propos de Pollock que « vers 1947 soudain le peintre abandonne les exigences de la forme au sens traditionnel pour se jeter à corps perdu dans ce qu’on pourrait appeler, faute de mieux, l’informe ». Ce n’est pas tant l’informe – comme en témoignent Full Fathom Five, Cathedral ou Enchanted Forest de cette année-là – qui importe ici que ce « corps perdu » dont parle l’écrivain. L’expression est la plus appropriée pour qualifier l’Action Painting car elle caractérise cette façon qu’a l’action painter de s’impliquer dans l’acte de peindre. De se mettre en jeu, c’est-à-dire de faire de soi l’enjeu de la peinture.

Avec le dripping, l’artiste est en symbiose avec son œuvre
À croire l’artiste lui-même, cette attitude atteint chez Pollock un degré quasi paroxystique : « Quand je suis dans mon tableau, dit-il, je ne suis pas conscient de ce que je fais. C’est seulement après une espèce de temps de prise de connaissance que je vois ce que j’ai voulu faire. » Et le peintre de préciser que c’est seulement quand il perd le contact avec le tableau que le résultat est chaotique, « autrement, il y a harmonie totale, échange facile, et le tableau est réussi ».
Intelligence d’une époque dont « l’angoisse d’être » existentialiste le dispute au « plaisir de survivre », comme l’a écrit le sociologue Jean Duvignaud, le concept d’action painting vise à faire valoir un art fondé sur une dimension autobiographique et affective. Ce qui compte, ce ne sont plus les références esthétiques conventionnelles telles que composition, forme, couleur et dessin, mais « la révélation comprise dans l’acte même ». La façon si particulière qu’a Pollock de vouloir accaparer le champ iconique dans sa totalité sur le mode du all over procède d’une relation osmotique du corps à l’œuvre.
Vers 1947, l’innovation picturale qu’instruit Jackson Pollock n’est pas tant du côté de l’exploitation plastique du hasard que de celui du rapport physique de l’artiste au support sur lequel il travaille. L’écriture automatique si chère au surréalisme trouve avec l’Américain une dimension nouvelle. Pour tout dire, une dimension monumentale – Lavender Mist: Number 1 de 1950 ne fait pas moins de 221 x 299,7 cm – puisque l’exercice passe du plan de la main et de la feuille à l’échelle du corps et de la toile. De plus, la pratique inaugurée par Pollock induit un rapport autre à l’espace puisque l’artiste travaille au sol dans une relation non plus de vis-à-vis avec sa toile, mais de domination de celle-ci.

« J’ai besoin de la résistance d’une surface dure »
La question du format est au cœur même de l’Action Painting, et le choix que fait Pollock de toiles de très grandes tailles est à considérer au regard du tableau de chevalet. Pour lui, ce dernier est très clairement « une forme en voie de disparition » et « la tendance moderne va vers le tableau mural », comme il l’écrivait dès 1947 dans son dossier de demande pour la bourse Guggenheim et comme le
corrobore son Mural de 1953. Si, comme il le pense, l’époque n’est toutefois pas encore prête à faire le saut définitif, il se propose de peindre des tableaux « à mi-chemin des deux formes », ce qui donnera « la direction de l’avenir ». Peu importe si les prophéties de l’artiste ont été ou non vérifiées, ce qui compte, c’est cette idée de la muralité.
Le mur, c’est le corps. Paradoxalement, on pourrait même dire que le mur, c’est le sol. « J’ai besoin de la résistance d’une surface dure », dit Pollock. Sa façon de travailler en posant sa toile non tendue parterre conforte l’idée de ce rapport au corps. « De cette façon, dit le peintre, je peux marcher tout autour, travailler à partir des quatre côtés, et être littéralement dans le tableau. C’est une méthode semblable à celle des Indiens de l’Ouest qui travaillent sur le sable. » Du sol au mur, il y a là une radicale subversion de l’espace.
En revendiquant l’espace du mur comme celui de l’avenir, Pollock appréhende la peinture à l’échelle de l’architecture, rejoignant en cela non seulement les fresquistes mexicains comme Rivera et Orozco, auxquels il vouait une totale admiration, mais aussi des artistes comme Matisse ou Léger. Sans aucun doute plus proche du premier que du second par une communauté de vision proprement dionysiaque de l’art, mais tandis que celle de Matisse passe par la couleur, celle de Pollock passe par la forme.
Tel qu’il en a instruit les termes, l’Action Painting est encore une affaire d’outil. Si les photos de Namuth mettent bien en évidence l’utilisation que Pollock fait du pinceau comme d’un bâton, c’est que l’artiste cherche à s’éloigner également des outils traditionnels de la peinture de chevalet. Comment ne pas songer ici aux photos de Matisse le montrant en train de peindre ses figures monumentales de la chapelle de Vence à l’aide d’un immense bâton auquel est attaché son pinceau ? Outil mais aussi médium, Pollock ayant jeté son dévolu sur la peinture émail et sur le Duco, quand il n’utilise pas toutes sortes de matériaux autres, comme dans Blue Poles : Number II (1952). « Je préfère le bâton, la truelle, le couteau et la peinture fluide que je fais dégoutter, ou bien une pleine pâte de sable, du verre brisé et d’autres éléments étrangers à la peinture », déclarait-il en 1947-1948 dans
l’unique numéro de la revue Possibilities.

Jackson Pollock, le pape de l’Action Painting
Figure pionnière et tutélaire de ce qui sera nommé Action Painting, Pollock l’est à la manière dont Kandinsky l’a été pour l’abstraction. De même que le Russe a fait le choix délibéré de l’abandon du sujet, conscient de la responsabilité qui lui incombait d’opter pour une telle attitude, de même l’Américain décide de manière lucide et clairvoyante d’abandonner certaines postures et
certains protocoles de travail convenus. Il offre de ce fait à l’abstraction la possibilité de nouvelles aventures : frontalité de l’espace pictural, absence de hiérarchisation entre les différentes parties de la toile (principe du all over), éradication définitive de toute fiction narrative, auto-référencement de la peinture.
Certes Pollock n’est pas le seul à constituer une œuvre qui s’adosse sur de tels critères – on pourrait citer Gorky, Gottlieb, Motherwell, de Kooning, Ad Reinhardt, Kline... – mais il est celui qui les décline de façon exclusive et complète. Voire qui les initie le plus souvent et qui les radicalise. L’autorité avec laquelle il s’est imposé, ajoutée à une aura et à un charisme personnels, et la fulgurance d’une carrière brutalement interrompue ont contribué à l’édification du mythe.

Pour en savoir plus

- L’Art depuis 1945
Hervé Gauville, Hazan, collection « Bibliothèque des arts », 2007, 330 p., 22”‰€. L’exposition de la fondation Beyeler se consacrant à l’Action Painting dans sa définition la plus large, c’est-à-dire à la peinture gestuelle aux USA mais aussi en Europe, cette récente réédition de L’Art depuis 1945, groupes et mouvements est la bienvenue pour se repérer parmi les nombreux courants et artistes de la période. Découpé par chapitres, l’ouvrage se lit comme un manuel et mérite, de ce fait, sa place dans la bibliothèque. Si trois pages sont consacrées à Pollock, tous les artistes de l’exposition y ont toutefois leur place.

- Pollock, le film
DVD, Ed Harris, 2 h 30 min., sortie en 2003, 20 € environ. Producteur, réalisateur et acteur du film, Ed Harris « est » Jackson Pollock dans cette biographie qui accorde autant de place à l’initiateur de la peinture gestuelle qu’à l’artiste tourmenté et alcoolique, mort prématurément dans un accident de voiture. Incontournable pour différencier l’homme du mythe.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°599 du 1 février 2008, avec le titre suivant : Comment Jackson Pollock a fait exploser la peinture de chevalet

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