Biennale

Entretien

Chrissie Iles et Philippe Vergne, commissaires de la Biennale du Whitney 2006

« Défendre un art fait de façon politique »

Par Charmaine Picard · Le Journal des Arts

Le 16 décembre 2005 - 1152 mots

NEW YORK / ETATS-UNIS

NEW YORK - Les noms des artistes choisis pour la Biennale du Whitney 2006, qui se tiendra du 2 mars au 28 mai, viennent d’être révélés par ses deux commissaires, Chrissie Iles, conservatrice au Whitney Museum of American Art, à New York, et Philippe Vergne, conservateur en chef au Walker Art Center à Minneapolis. Cette exposition réservée aux créateurs américains ou vivant aux États-Unis réunira une sélection de cent un artistes ou groupements d’artistes, allant de jeunes talents comme Carolina Caycedo à de plus renommés comme Robert Gober. 

Pour la première fois de son hitoire, la Biennale portera un titre, « Day for night » (« Jour pour nuit »), qui résume aux yeux des commissaires une noirceur caractéristique de la culture contemporaine. Selon eux, beaucoup des œuvres présentées lors de cette édition reflètent un sentiment de prémonition, de peur ou d’anxiété qui s’est imposé comme un thème récurrent dans les centaines d’ateliers d’artistes qu’ils ont visités. Les commissaires reviennent dans cet entretien sur leur sélection, leur désir de ne pas circonscrire l’art américain aux frontières géographiques des États-Unis, et leur conception de l’art politique.

Quelles sont les tendances qui dominent l’art américain actuel ?
Chrissie Iles : Nous avons observé notamment que les artistes s’élèvent contre les diktats du marché. C’est une tendance intéressante qui se reflète dans la part que fait l’exposition au secret, à la confusion et aux identités multiples. De nombreux artistes et groupes de notre sélection travaillent dans l’anonymat ou sous un pseudonyme, et il y a même une œuvre dont le véritable auteur ne sera jamais connu.
Si le contexte de la dernière Biennale était le 11-Septembre et le début de la guerre en Irak, celui de la manifestation actuelle est le cyclone [Katrina], la guerre en Irak et, plus largement, la situation politique qui en découle. Lors de la précédente édition, on pouvait constater presque un sentiment de deuil, une sorte de retour sur soi ; nous voyons aujourd’hui plus de colère, une atmosphère plus rebelle, et certaines œuvres exposées sont très politiques, au sens que donne Philippe à ce dernier terme : il ne s’agit pas nécessairement d’art politique mais d’art fait de façon politique, et c’est une distinction importante.

Comment définissez-vous l’art réalisé de façon politique ?
Philippe Vergne : Je tiens cette idée de l’artiste Thomas Hirschhorn. Il dit très souvent qu’il n’est pas un artiste politique, mais qu’il réalise ses œuvres de façon politique. C’est une distinction importante, car il s’agit d’art avant tout, et d’art qui a un parfum politique, si bien que l’œuvre demeure avant toute chose une sculpture, une peinture ou une installation. Je pense qu’il y a une interrogation très importante qui s’élève aujourd’hui sur ce que nous allons devenir sur le plan politique, économique et social. Cette anxiété est partagée par l’Europe, l’Asie, l’Amérique latine et les États-Unis, et je crois que les artistes sont les premiers à la pointer du doigt.

Comment ces idées seront-elles illustrées dans l’exposition ?
C. I. : La Biennale 2006 est intitulée « Day for night », d’après le titre américain d’un film de François Truffaut des années 1970, La Nuit américaine. L’expression désigne une technique cinématographique consistant à tourner de jour les scènes de nuit. L’idée du jour pris pour la nuit est métaphorique, et porte en elle un moment noir que beaucoup des artistes exposés semblent mettre en œuvre. Elle est néoromantique en ce qu’elle se concentre sur l’irrationnel et l’érotisme.
Conviés à participer, Rirkrit Tiravanija et Mark Di Suvero ont repris la Peace Tower, conçue par ce dernier en 1966. C’est une très grande tour, haute de 12 mètres, où 300 à 400 artistes sont invités à accrocher des images de paix de leur conception. Parmi les artistes invités par Di Suvero en 1966, figuraient Donald Judd et Mark Rothko, et nous cherchons à contacter tous les artistes encore vivants ayant participé à ce premier projet. Une autre partie de l’exposition se tiendra dans ce que nous nommons sans plus de précision « Les urgences ». Cette section réunira des œuvres engagées et politiques, notamment de Richard Serra avec son affiche Stop Bush, une image qui compte.

Vous avez cité nombre d’artistes qui n’ont percé que sur le tard. En quoi cette approche intergénérationnelle est-elle importante ?
C. I. : Le fait d’avoir 25 ans n’implique pas en soi que l’on produise des œuvres intéressantes. Mais si l’on produit quelque chose de neuf à 70 ans, voilà une raison valable de figurer dans la Biennale. Dorothy Iannone est un exemple classique – son œuvre paraît d’une fraîcheur incroyable, ses productions sont voluptueuses, sexy, très libertaires, presque psychédéliques, et en rapport avec ce que font actuellement de jeunes artistes. On recense aujourd’hui au moins quatre grandes foires d’art, sans parler des expositions à Chelsea. Ce que nous voulons faire, c’est réunir un ensemble qui ne se limite pas à la nouvelle vague des jeunes artistes, car c’est ce que font déjà ces foires.

Le fait d’être tous deux des Européens vous a-t-il aidés à concevoir ce panorama de l’art américain contemporain ?
Ph. V. : Nous avons tous les deux travaillé près de dix ans aux États-Unis, et acquis une large connaissance du monde de l’art américain. Pour le Whitney, nous désigner relève d’une conception plus ouverte de sa mission comme institution vouée à l’art américain. Un pas supplémentaire consisterait à confier l’organisation de la Biennale à quelqu’un qui ne vit pas aux États-Unis.

Liste des artistes sélectionnés

Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla, Dawolu Jabari Anderson, Kenneth Anger, Dominic Angerame, Anonymous Collection, Christina Battle, James Benning, Laurent P. Berger/Japanther et Trans, Bernadette Corporation, Amy Blakemore, Louise Bourque, Mark Bradford, Troy Brauntuch, Anthony Burdin, George Butler, Carter, Carolina Caycedo, The Center for Land Use Interpretation, Paul Chan, Lori Cheatle et Daisy Wright, Ira Cohen, Martha Colburn, Dan Colen, Anne Collier, Tony Conrad, Critical Art Ensemble, Jamal Cyrus, Deep Dish Television, Lucas DeGiulio, Mark Di Suvero et Rirkrit Tiravanija, Peter Doig, Trisha Donnelly, Jimmie Durham, Kenya Evans, Urs Fischer, David Gatten, Joe Gibbons, Robert Gober, Deva Graf, Dan Graham et Tony Oursler avec Rodney Graham, Rodney Graham, Hannah Greely, Mark Grotjahn, Jay Heikes, Doug Henry, Pierre Huyghe, Dorothy Iannone, Matthew Day Jackson, Cameron Jamie, Natalie Jeremijenko, Daniel Johnston, Lewis Klahr, Jutta Koether, Andrew Lampert, Lisa Lapinski, Liz Larner, Hanna Liden, Jeanne Liotta, Marie Losier, Florian Maier-Aichen, Monica Majoli, Yuri Masnyj, T. Kelly Mason et Diana Thater, Adam McEwen, Taylor Mead, Josephine Meckseper, Marilyn Minter, Momus, Matthew Monahan, JP Munro, Jesús « Bubu » Negrón, Kori Newkirk, Todd Norsten, Jim O’Rourke, Otabenga Jones & Associates, Steven Parrino, Ed Paschke, Mathias Poledna, Robert A. Pruitt, Jennifer Reeves, Richard Serra, Gedi Sibony, Jennie Smith, Dash Snow, Michael Snow, Reena Spaulings, Rudolf Stingel, Angela Strassheim, Zoe Strauss, Studio Film Club, Sturtevant, Billy Sullivan, Spencer Sweeney, Ryan Trecartin, Chris Vasell, Francesco Vezzoli, Kelley Walker, Nari Ward, Christopher Williams, Jordan Wolfson, The Wrong Gallery, Aaron Young

Qui sont les commissaires ?

- Né en France en 1966, Philippe Vergne a d’abord dirigé le Musée d’art contemporain (MAC) de Marseille de 1994 à 1997. Devenu conservateur au Walker Art Center (1997-2003) à Minneapolis (Minnesota), il a notamment conçu l’exposition « Let’s entertain » en 2000, reprise sous le titre « Au-delà du spectacle » au Centre Pompidou en 2002. L’année de sa nomination au poste de directeur de la future Fondation Pinault à Boulogne-Billancourt, il a reçu la médaille de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres. Il a depuis réintégré le musée de Minneapolis en qualité de conservateur en chef. - D’origine anglaise bien que née à Beyrouth au Liban, Chrissie Iles a étudié à Bristol et à Londres. Parallèlement à ses activités d’enseignement universitaire aux États-Unis et au Royaume-Uni, elle est devenue conservatrice au département du film et de la vidéo du Whitney Museum of American Art, à New York, en 1997. Elle avait déjà collaboré à la Biennale du musée en 2002, où elle était responsable de la sélection de films et de vidéos. Elle a été membre du jury pour le Turner Prize en 2002.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°227 du 16 décembre 2005, avec le titre suivant : Chrissie Iles et Philippe Vergne, commissaires de la Biennale du Whitney 2006

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