Biélorussie - Politique

Biélorussie : les artistes en pointe de la rébellion

Par Emmanuel Grynszpan, correspondant à Moscou · lejournaldesarts.fr

Le 3 septembre 2020 - 974 mots

BIELORUSSIE

Le monde culturel paie le prix fort de sa mobilisation contre le régime détesté et son président.

Andrey Dureiko, Affiche représentant un Omon (équivalent biélorusse de nos CRS) doté de cornes du diable aux couleurs du drapeau du pays. © Andrey Dureiko, 2020
Andrey Dureiko, Affiche représentant un Omon (équivalent biélorusse de nos CRS) doté de cornes du diable aux couleurs du drapeau du pays.
© Andrey Dureiko, 2020

La culture joue un rôle de premier plan dans le conflit opposant l'autoritaire président Alexandre Loukachenko à la société civile biélorusse. Ainsi, Viktar Babaryka, le candidat favori dans les sondages, mais emprisonné avant le scrutin du 9 août, est-il le principal collectionneur d'art du pays. Après un mois de répression féroce, les trois principales figures incarnant la résistance à l'autocratie sont la prix Nobel de littérature 2015 Svetlana Alexievitch, l'ancienne flûtiste professionnelle Maria Kalesnikova et le directeur de théâtre Pavel Latouchko, ancien ministre de la culture (2009-2012) et ambassadeur de la Biélorussie en France (2012-2019). Tous trois font partie du présidium du Conseil de coordination, organe représentant l'ensemble de l'opposition, créé pour faciliter une transition pacifique du pouvoir.

S'affichant à la télévision, Kalachnikov au poing, Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis 26 ans, n'a aucunement l'intention de négocier avec ce Conseil. À l'issue d'un scrutin grossièrement falsifié, suivant le précepte de Staline, pour qui « l'important n'est pas qui vote, mais qui compte les voix », l'autocrate s'est attribué 80 % des voix alors que toutes les couches de la société biélorusse lui tournent le dos. Ses adversaires le surnomment « Monsieur 3 % » en référence à sa cote de popularité réelle estimée. 

Cultivant une image exagérément provinciale et paternaliste, Alexandre Loukachenko, 66 ans, n'a guère déployé d'efforts pour séduire le monde culturel. Dès son arrivée au pouvoir en 1994, il a réintroduit une gouvernance de type soviétique, accompagné d'une vision utilitariste et rétrograde de la culture. Ancien directeur de kolkhoze, il a imposé ses valeurs au pays : culte du passé soviétique, de l'alliance de l'ouvrier et de la kolkhozienne (paysanne). Il aime le hockey sur glace et les tanks. Son goût pour l'art se limite aux plantureuses chanteuses de variété. Du moins c'est l'image qu'il donne à voir.

Les yeux bandés, dans une posture christique avec un dessin de phallus en érection collé à sa poitrine, l'artiste Alexei Kuzmich a réalisé dans un bureau de vote le 9 août une performance intitulée Je crois / le monde philistin des animaux politiques. Ridiculisant le caractère ubuesque du président sortant et d'un scrutin pipé, Kuzmich venait d'ouvrir la voie à la révolte artistique qui allait suivre.

Stimulés par l'éveil de la société civile à travers des manifestations d'une ampleur sans précédent, de nombreux jeunes artistes biélorusses se sont jetés à corps perdu dans le combat politique. Le site internet, cultprotest.me, rassemble des dizaines d'affiches créées par de jeunes artistes protestataires, incitant les manifestants à les arborer dans les défilés. Les affiches évoquent la répression et ridiculisent Alexandre Loukachenko. Les principales publications biélorusses consacrées à l'art contemporain ont suivi : Chrysalis magazine, pARTisan et « 34 » soutiennent et relaient la mobilisation des artistes.  

Alexei Kuzmich, je crois / le monde philistin des animaux politiques, performance réalisée le 9 août 2020 dans un bureau de vote, lors de l'élection présidentielle biélorusse. © Alexei Kuzmich
Alexei Kuzmich, Je crois / le monde philistin des animaux politiques, performance réalisée le 9 août 2020 dans un bureau de vote, lors de l'élection présidentielle biélorusse.
© Alexei Kuzmich

La mobilisation s'articule souvent autour de l'affirmation de l'identité culturelle biélorusse, soigneusement étouffée par le régime Loukachenko. À peine arrivé au pouvoir, ce dernier a supprimé le drapeau national blanc-rouge-blanc pour imposer à nouveau le drapeau de l'époque soviétique. L'État défavorise intentionnellement la langue et la culture biélorusses au profit d'une domination du « monde russe », qui épouse les visées intégrationnistes du Kremlin. En réaction, de nombreux jeunes artistes (à l'instar de Rufina Bazlova) s'efforcent d'intégrer les motifs blanc-rouge-blanc et la broderie traditionnelle dans leurs œuvres, tout en utilisant une langue et des procédés contemporains. 

Sans surprise, le pouvoir a réagi avec la plus grande sévérité à l'insubordination des artistes. Le 19 août, un groupe de costauds au crâne rasé, portant des masques noirs, a pénétré dans le théâtre national Janka Kupala - la scène la plus prestigieuse du pays - pour prendre le contrôle du bâtiment. Surnommés localement « tikhari », ces hommes du KGB (Loukachenko affectionne cet acronyme de sinistre mémoire) avaient pour mission de mettre sur-le-champ un terme à toute activité. Les 70 acteurs du théâtre venaient d'exprimer leur soutien à Pavel Latouchko, unique membre de la nomenklatura à avoir fait défection. Tous ont depuis démissionné. L'aura internationale de Latouchko l'a pour l'instant préservé de la prison, une chance que n'a pas eue Vladimir Petrovitch, directeur du théâtre de Moguiliev, la 3e ville du pays. Tabassé par la police, il attend son procès. 

D'autres artistes ont fait les frais de la répression. Le performeur Alexey Kumich a été arrêté après s'être posté nu, les bras en croix, devant un cordon de policiers anti-émeute le soir du 11 août. Cette répétition de la performance du bureau de vote s'est mal terminée pour lui. Comme 7 000 autres manifestants, il a été placé en détention pendant plusieurs jours et soumis à des sévices. « J'ai pensé que la cellule serait ma destination finale. Je pensais que je ne sortirais pas de là vivant », se souvient Kuzmich. « Nous étions 100 personnes dans une salle de neuf mètres carrés. Ils nous ont traités comme des animaux. Ils ne nous ont pas nourris. Ils nous ont juste donné de l'eau et nous n'avions accès aux toilettes que deux fois par jour. Ils ont tenté de nous briser physiquement et mentalement. Nous étions battus par des groupes de cinq policiers. […]  Ils nous ont fait jurer que nous ne participerions plus jamais à des manifestations, que nous aimions les OMON [équivalent biélorusse des CRS], que nous aimions le président, que nous étions des espions occidentaux ». Kuzmich raconte avoir été battu à trois reprises. Il a exposé d'impressionnants hématomes sur ses jambes et son dos dans une série de photographies. 

Alexei Kuzmich a été arrêté le 11 août. Emprisonné plusieurs jours, son corps garde les séquelles des tortures infligées par ses gardiens. © Alexei Kuzmich
Alexei Kuzmich a été arrêté le 11 août. Emprisonné plusieurs jours, son corps garde les séquelles des tortures infligées par ses gardiens.
© Alexei Kuzmich

La répression n'a pas entamé l'unité des artistes. Une lettre ouverte signée par 460 « Travailleurs de la culture biélorusse (...) profondément choqués et outragés » par la brutalité policière exige la tenue de nouvelles élections, la fin des violences et la libération de tous les prisonniers. Parmi les signataires figurent les membres les plus éminents de l'art contemporain biélorusse (Vladimir Tsesler), mais aussi du cinéma et du théâtre national (Iouri Khachtchevatsky).
 

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