Attentisme français

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 27 février 1998 - 1279 mots

Le budget de la Culture 1998, qui a progressé de 3,8 % par rapport à 1997, atteint aujourd’hui 15,109 milliards de francs. Un effort louable mais encore insuffisant. Plusieurs milliards de francs supplémentaires seraient indispensables. L’État, confronté à la nécessité de réduire ses déficits publics, pourra difficilement y subvenir. Plusieurs pays européens ont résolu leurs difficultés en puisant dans la cagnotte du Loto. Qu’attend la France pour les imiter en mettant à contribution les caisses de la Française des Jeux ? À quand un « Super Loto des Arts » ?

L’équation est simple. Les besoins de la Culture sont immenses et le budget de l’État, soumis aux contraintes de la marche vers la monnaie unique, au ralentissement de la croissance et à l’explosion des dépenses affectées à la lutte contre le chômage, forcément limité. En outre, comme l’avouait sans réserve en mars 1997 le précédent ministre de la Culture, les marges de manœuvre sont réduites. “Compte tenu du financement du personnel affecté à mon ministère, de l’apport obligé à des institutions culturelles permanentes, c’est près de 90 à 95 % de mon budget qui est préaffecté à des opérations permanentes”, expliquait Philippe Douste-Blazy dans nos colonnes.

Au total, quelle est l’ampleur des besoins non pourvus ? Pour assurer quelques-unes de ses missions essentielles en matière culturelle, il manque  à l’État plusieurs milliards de francs. Pour une région comme la Haute-Normandie, les travaux d’urgence s’élèvent à 440 millions de francs contre 300 millions de francs, pour la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Si l’on réalise une projection sur les 22 régions françaises, on obtient un chiffre avoisinant les 8 milliards de francs pour les seuls travaux d’urgence à réaliser sur des bâtiments classés et inscrits. Selon une estimation d’un conseiller au ministère de la Culture, on atteindrait même les 50 milliards de francs pour restaurer les 40 000 monuments classés ou inscrits. À cette somme, il faut ajouter plusieurs centaines de millions pour la rénovation des musées français et 900 millions pour empêcher la sortie de notre territoire de trésors nationaux dont les certificats arrivent à échéance. Des financements complémentaires venant s’ajouter aux fonds alloués par le ministère de la Culture sont indispensables. Où trouver de telles sommes ?

À l’automne 1995, le rapport Aicardi apportait une première réponse en proposant de créer un fonds de concours d’un montant de 200 millions de francs, alimenté par la Française des Jeux, permettant l’achat de trésors nationaux. À ces 200 millions affectés à la sauvegarde de nos chefs-d’œuvre nationaux, ne faudrait-il pas envisager de prévoir des recettes supplémentaires, tant pour financer  l’entretien de nos monuments que pour mener à bien le mouvement de modernisation de nos musées ?

Vingt-neuf mois après sa publication, le rapport Aicardi connaîtra-t-il le triste sort des travaux oubliés au fin fond d’une armoire ? Les discussions se poursuivent, affirme-t-on du côté des ministères de la Culture et du Budget, ainsi qu’à la Française des Jeux. Les ministères évoquent à la fois les implications juridiques du sujet et le fait que ces prélèvements viendraient en déduction de recettes publiques. La Française des Jeux se retranche, elle, derrière son statut d’entreprise sous tutelle – société d’économie mixte dont le capital est détenu à 72 % par l’État – pour ne pas répondre.

La montagne ne risque-t-elle pas d’ici peu d’accoucher d’une souris ? Il semblerait que l’on se dirige vers une timide solution consistant à prélever ponctuellement des sommes sur les recettes de la Française des Jeux, afin d’alimenter les caisses des célébrations du second millénaire. Ensuite, est-il précisé, ces sommes seraient éventuellement affectées à la Culture pour des acquisitions d’œuvres d’art. Quelle serait l’importance de ces subsides ? À partir de quand seraient-ils débloqués ? Pas de réponse.

Lenteur de réaction
Comment expliquer cette inertie des pouvoirs publics à l’égard d’une idée qui a pourtant séduit d’emblée nombre de personnalités politiques de la majorité comme de l’opposition actuelle, ainsi que des responsables d’institutions culturelles. Interrogés à la veille des législatives de mai-juin 1997, le Parti socialiste et le Parti communiste suggéraient de puiser dans la cagnotte du Loto pour conforter le budget de la Culture. Tout récemment,  c’était au tour de Pierre Rosenberg, président-directeur du Musée du Louvre, d’apporter sa contribution à la réflexion. “La Loterie existe de longue date dans les Länder allemands, maintenant en Angleterre avec le succès que l’on sait, et vient d’être créée en Italie. Je suis surpris qu’on nous rétorque qu’il est impossible de le faire en France, pour toutes sortes de raisons techniques, alors que je suis convaincu que les Français, qui se sentent un peu coupables de jouer, participeraient volontiers à cette loterie en sachant qu’une partie des recettes est affectée à la défense du patrimoine. Si l’on ne prend pas rapidement cette mesure, on en paiera longtemps les conséquences.”

Face à un tel concert de jugements favorables, comment ne pas être surpris de la lenteur de réaction des ministères concernés, à la Culture comme au Budget ? Pourquoi tarder à appliquer un système qui a pourtant fait ses preuves dans de nombreux pays européens (lire page 11) et a permis de remédier à l’insuffisance notoire des budgets de la Culture. 127 millions de marks finlandais (140 millions de francs), 300 milliards de lires italiennes (1 milliard de francs), près de 500 millions de francs belges (80 millions de francs français), 325 millions de livres sterling (3,25 milliards de francs) ont été prélevés en 1997 dans les cagnottes des loteries nationales de ces pays. En France, rien.

247 millions de recettes pour le “Super Loto”
Pourtant, le chiffre d’affaires de la Française des Jeux n’a cessé de croître depuis vingt ans, passant de 2,8 milliards de francs en 1977 à 35 milliards en 1997. En 1998, l’entreprise concessionnaire du service des jeux reversera à l’État 9,656 milliards de francs, ponction qui ne l’empêche pas de réaliser un résultat net après impôt de l’ordre de 300 millions de francs.

Chaque année, de nouveaux jeux voient le jour et connaissent tous le succès. “Astro”, créé en 1997, a réalisé à lui seul, en moins d’un an, 2,75 milliards de chiffre d’affaires. Les deux “Super Loto” ont, quant à eux, généré 247 et 257 millions de francs. La règle de la comptabilité publique interdisant l’affectation des recettes à des dépenses précises constituerait-elle la cause principale du blocage que connaît ce dossier ?

Cela semble peu probable. Comment expliquerait-on alors que la Française des Jeux ait été mise à contribution à partir des années soixante-dix pour financer des activités sportives, via le Fonds national pour le développement du sport, et que ce mécanisme ne puisse pas être adapté au profit de la Culture ? En 1997, grâce à une taxe forfaitaire, 852 millions de francs ont ainsi alimenté les caisses du fonds pour le sport. Pourquoi ne pas en faire autant dans le domaine culturel ? Une autre solution consisterait à créer un ou plusieurs tirages spéciaux du Loto, dont les recettes (un super tirage rapporte environ 250 millions de francs) seraient entièrement reversées à la Culture. Pourquoi ne pas envisager de mettre sur pied un “Super Loto des Arts”, qui pourrait être à la fois un jeu et un formidable outil de culture en faisant figurer sur chaque billet vendu des reproductions d’œuvres d’art ?

Depuis les tombolas de charité, la création et l’organisation de jeux de hasard ont toujours été associées à des causes généreuses, humanitaires ou sociales (“Gueules cassées”, Union des blessés, sport). Pourquoi ne pas poursuivre cette trajectoire en l’élargissant à la protection de notre patrimoine ? L’affectation d’une partie des recettes de la Française des Jeux à la Culture ne contribuerait-elle pas à satisfaire un désir de justification morale des jeux ?

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°55 du 27 février 1998, avec le titre suivant : Attentisme français

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