Art déco : Chareau, Coard, Frank, Groult plutôt que Ruhlmann

À New York et Paris, des collectionneurs évoquent leurs coups de cœur

Le Journal des Arts

Le 26 mai 2000 - 1426 mots

Une même passion pour les matières rares et nobles comme le galuchat et le parchemin les anime. Des collectionneurs d’Art déco, à New York et à Paris, évoquent leurs collections de meubles des années trente et leurs coups de cœur pour des pièces de Frank, Chareau ou Coard.

Les marchands disent souvent que les collectionneurs d’Art déco sont parfois d’anciens collectionneurs d’Art nouveau, voire même de mobilier Louis XV. Ce n’est pas le cas de Nancy Olnick et Giorgio Scanu qui vivent à Manhattan. Rien ne semblait les destiner à s’intéresser aux meubles des années trente et pourtant, en six ans seulement, ils ont rassemblé des pièces pivots signées de grands maîtres tels André Groult, Jean-Michel Frank et Pierre Chareau. “Nous sommes partis de rien”, rappelle Nancy Olnick. Avec son mari, Giorgio Scanu, elle vient d’achever les grands travaux de rénovation de leur appartement de l’Upper East Side, réaménagé dans le style néoclassique. “Notre ancien appartement était assorti à notre collection d’art moderne, avec de nombreux meubles encastrés. Et, de ce fait, nous n’avions pratiquement pas de mobilier pour notre nouvelle demeure.” Un décorateur leur avait alors expédié une cargaison de coffres et de chaises de styles anglais et continental que le couple avait immédiatement renvoyée. Que faire ensuite ? “La solution la plus évidente était d’aller à Paris et d’étudier les possibilités”, raconte Nancy Olnick. Ce qu’elle fit il y a six ans, accompagnée de son mari, conseiller en marketing. “Lorsque nous avons commencé, nous n’avions pas l’intention de rassembler une collection mais plutôt de meubler une maison pour vivre avec nos trois enfants”, ajoute-t-elle. Elle était surtout attirée par le mobilier présentant des qualités architectoniques évidentes. “Je ne savais pas alors si je préférais Chareau ou Ruhlmann.”

Dans les galeries parisiennes
À l’instar d’historiens d’art qui se lancent dans l’étude d’une nouvelle période, le couple a consulté des monographies, des photographies d’époque, tout en rendant de fréquentes visites à des marchands. “Je me suis passionnée pour les lignes architectoniques plutôt que pour des créateurs comme Ruhlmann et Rateau.” De toute évidence, les époux attachaient une importance particulière aux matériaux utilisés.

Nancy Olnick et son mari connaissent très bien l’histoire de l’art et ont développé une sensibilité visuelle très pointue. Elle est membre du conseil d’administration de l’American Craft Museum et a réuni, avec son époux, une importante collection de verrerie Carlo Scarpa. En septembre, le musée présentera leur collection à l’occasion de l’exposition, “Verre vénitien : les verres du XXe siècle de la collection Olnick-Scanu”, avec une muséographie et un catalogue conçus par Massimo Vignelli. Le couple est également à la tête d’une impressionnante collection de peintures, allant des maîtres modernes au Pop Art et qui comprend des œuvres de Picasso, De Kooning, Tom Wesselman et Ed Ruscha. “Nous achetons ce que nous aimons, comme en témoigne notre collection”, déclare Nancy Olnick. Tandis que certains collectionneurs essaient d’assortir leur mobilier à un tableau précis, les Olnick-Scanu ne se sont pas limités à rechercher uniquement des pièces qui donneraient lieu à des associations parfaites.

À Paris, ils ont rendu visite à Christian Boutonnet, de la galerie L’Arc en Seine, à Anne-Sophie Duval ainsi qu’à Cheska et Robert Vallois. À la fin de leur séjour, les époux ont expédié aux États-Unis six cartons de livres qui leur ont permis d’affiner leurs choix. Ils ont opté pour des pièces réalisées avec des matériaux précieux qui présentaient néanmoins des lignes simples. La complexité d’exécution propre à Ruhlmann ne les intéressait pas. Ensemble, ils firent l’acquisition d’un légendaire panneau en marqueterie de paille signé Jean-Michel Frank et d’un tabouret de piano André Groult, avec un laquage caramel. Ces deux pièces devaient donner le ton de leur future collection. Si ces meubles les attiraient autant, c’était en partie du fait de leurs proportions. “Leur format était parfait pour notre maison et nous aimions l’intégrité des matériaux”, se souvient Nancy Olnick. Le couple possède un bureau d’étudiant, en bois et métal, ainsi que deux sofas, réalisés par Chareau. Depuis, ils ont acheté, à New York chez Christie’s, un tabouret des frères Giacometti. Au fil des ans, ils ont contacté quinze marchands des deux côtés de l’Atlantique. Nancy Olnick explique qu’elle est surtout séduite par le fait que certaines pièces ont une vie plus riche, plus profonde, que le mobilier ordinaire. “Visuellement, le tabouret André Groult est un petit bijou. Nous avons rencontré la petite-fille du designer qui s’est souvenue l’avoir utilisé enfant.” Le fauteuil en cuir de Jean-Michel Frank a commencé sa vie dans la maison du propriétaire de la maison Hermès à Paris. Quant au sofa et aux chaises en bois de corail de Pierre Chareau, un ensemble identique est apparu en 1925 dans le film Le Vertige de Marcel L’Herbier. Leur quête a été fructueuse mais ne fut pas pour autant dépourvue d’angoisses. “Acheter dans ce domaine n’est pas comme acquérir du mobilier contemporain pour lequel on sait exactement ce qu’il en est”, explique Nancy Olnick. Les époux n’ont eu de cesse de solliciter des experts afin de recueillir plusieurs avis. Christian Boutonnet, directeur de la galerie L’Arc en Seine, qui a également une galerie à New York, fut une source constante de renseignements fiables. “Il est très rare de trouver chez les nouveaux collectionneurs un tel degré de concentration et de recherche, explique le marchand, mais leurs efforts ont porté leurs fruits. Ils ont choisi des œuvres véritablement importantes, comme le fauteuil cubique de 1930 de Jean-Michel Frank.”

Les prix ont plus que quadruplé en six ans
Aujourd’hui, Nancy Olnick et Giorgio Scanu se plongent de temps en temps dans les catalogues des maisons de ventes afin de se tenir au courant de l’évolution du marché. “Je continue de me renseigner, mais nous sommes moins à la recherche d’objets”, déclare Nancy Olnick. Ils n’ont pas non plus l’intention de vendre. “À présent, les prix des meubles de cette période sont quatre à six fois plus élevés”, remarque-t-elle, ajoutant qu’elle ne pourrait plus aujourd’hui acheter autant de pièces que par le passé. “Ce n’est pas seulement une question de prix ; c’est aussi une question de rareté.” Les marchands new-yorkais confirment la force du marché pour les plus belles pièces, dont la provenance est pleinement établie et qui présentent un parfait état de conservation.

Madame M., la collectionneuse parisienne que nous avons contactée privilégie, comme les Olnick-Scanu, la qualité des matériaux par rapport à la signature des meubles. Les meubles de Jean-Michel Frank, Marcel Coard, Pierre Chareau, Clément Mère et Paul Iribe qu’elle possède sont le plus souvent en parchemin ou en galuchat. Ainsi en est-il de ces exceptionnels fauteuils en galuchat de Jean-Michel Frank achetés à Paris. “Lors d’une exposition organisée à l’Hôtel de Sens, à Paris, je suis tombée en arrêt devant une paire de fauteuils en galuchat qui appartenait à Félix Marcilhac, raconte-t-elle. Je suis allée le voir en lui disant que je voulais ses fauteuils. Il m’a répondu qu’ils n’étaient pas à vendre. J’ai fait ensuite, sans succès, le tour des antiquaires parisiens en montrant des photographies de ce modèle de fauteuils. Ma quête fut longue. Cheska Vallois m’a appelée sur mon portable, cinq ans plus tard, alors que je me trouvais à Art Basel sur le stand de son fils, Georges-Philippe Vallois. Elle venait de trouver mes fauteuils de Frank. Ces fauteuils sont aujourd’hui dans ma chambre. Ce sont de véritables sculptures que j’ai beaucoup de plaisir à admirer en me levant.” Dans son appartement, elle marie ces créations avec des objets africains et de l’art contemporain.

Quand elle a commencé à acheter de l’Art déco au début des années quatre-vingt, ces pièces étaient encore abordables et nettement moins chères que le mobilier du XVIIIe siècle. “Je n’aime pas beaucoup les créations de Ruhlmann, sauf ses pièces les plus exceptionnelles comprenant des incrustations d’ivoire. Ce n’est pas assez contemporain pour moi. J’aime surtout les matières, les meubles en laque, en galuchat et en parchemin.” Elle a, en revanche, peu de goût pour les créations des années quarante ni pour celles de Dupré-Lafon, qu’elle associe plus volontiers à un travail de décoration. Cette collectionneuse achète le plus souvent auprès de marchands parisiens comme Cheska Vallois, Anne-Sophie Duval et Félix Marcilhac. “Quand j’ai voulu acheter en vente publique, je me suis souvent heurtée aux marchands qui faisaient monter les enchères. Il m’est parfois arrivé de me mettre d’accord avec eux en leur précisant que tel ou tel objet m’intéressait et en leur demandant de ne pas surenchérir contre moi.” Son regard sur l’évolution du marché ? “Si j’étais une vraie femme d’affaires, je vendrais mes meubles maintenant”, conclut-elle.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°106 du 26 mai 2000, avec le titre suivant : Art déco : Chareau, Coard, Frank, Groult plutôt que Ruhlmann

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