Alain Erlande-Brandenburg : « Une période d’exubérance »

Le Journal des Arts

Le 19 mars 2004 - 1144 mots

Malgré la profusion des commandes architecturales, de très rares vestiges de cette époque sont parvenus jusqu’à nous. Alain Erlande-Brandenburg rappelle les innovations du gothique flamboyant.

Mal connu en raison de la rareté des vestiges parvenus jusqu’à nous, le patrimoine architectural sous le règne de Charles VI n’en fut pas moins d’une exubérance et d’une technicité exemplaires. Spécialiste de l’architecture gothique et directeur du Musée national de la Renaissance au château d’Écouen (Val-d’Oise), Alain Erlande-Brandenburg évoque, en liaison avec l’exposition « Paris 1400 » (lire p. 18-19), le faste et la spécificité de cette période « flamboyante ».

Charles V fut un grand roi-bâtisseur pour la ville de Paris. Peut-on en dire autant de Charles VI ?
Sous Charles VI, les grandes réalisations ne se font plus à Paris. La mort de Charles V en 1380 a notamment pour conséquence la fermeture de Vincennes, second pôle dont rêvait ce souverain. Il ne s’agit pas d’un château, mais d’une ville nouvelle, enfermée dans une enceinte gigantesque. Outre cette enceinte, le roi fait ajouter deux éléments au château antérieur, résidence royale depuis Philippe Auguste : la tour et la chapelle. Charles V voulait également y installer toutes les grandes demeures des seigneurs de son époque – un projet jamais réalisé –, moyen commode, et repris plus tard par Louis XIV, de diriger les grands féodaux. L’entreprise de Vincennes, considérable sur le plan politique, est comparable à ce que sera plus tard Versailles. On est face à la même problématique : échapper à Paris, en reconstruisant la conception politique d’un état fort et centralisé. Mais ce chantier est interrompu, même si des travaux (en particulier sur la chapelle) y sont encore entrepris durant le règne de Charles VI. Mais la volonté politique n’est plus là. Paris est le deuxième chantier du règne de Charles V. Le roi en fait la cité la plus importante et la plus riche, mais aussi le siège du pouvoir royal. Mais ce chantier est lui aussi mis à mal sous Charles VI. Il faudra attendre la fin du XVe siècle pour que Paris retrouve son rôle de capitale. Les princes aux fleurs de lys profitent de la faiblesse du pouvoir royal. Les ducs de Bourgogne, de Berry et d’Anjou, oncles de Charles, puis le duc d’Orléans son frère, cherchent à se hisser au plus haut niveau et à récupérer une partie du pouvoir monarchique. On assiste à l’émergence de petites capitales qui veulent ressembler à la grande : Dijon, cité des ducs de Bourgogne, Bourges et Poitiers, fiefs des ducs de Berry, ou Angers chez les ducs d’Anjou… Le pouvoir des ducs se manifeste visuellement : en plus de grandes villes, il leur faut un palais. Celui des ducs de Bourgogne est aujourd’hui le siège de la mairie de Dijon. De celui de Bourges, il ne reste rien. Du palais de Poitiers, on conserve la grande salle, qui fait aujourd’hui office de palais de justice. Dans la monarchie de cette époque, le pouvoir politique prend également sa source dans la vision chrétienne. À Bourges, le duc de Berry fait par exemple construire une sainte chapelle, qui a été par la suite entièrement démolie. Les princes affirment également leur puissance dans l’édification de tombeaux monumentaux. Charles V leur ayant interdit d’être inhumés à Saint-Denis, le duc de Bourgogne fait édifier la chartreuse de Champmol, le duc de Berry se fait enterrer dans la sainte chapelle de Bourges et le duc d’Anjou dans la cathédrale d’Angers. La mort de Charles V a donc redistribué complètement les cartes. Les artistes actifs durant son règne, qui étaient très jeunes, se retrouvent sans emploi sous Charles VI. Certains entrent au service des ducs de Berry ou de Bourgogne. D’autres (peu nombreux) restent à Paris – l’un des intérêts de l’exposition du Louvre est d’ailleurs la mise en lumière d’artistes jusqu’ici pratiquement inconnus. Parmi eux, l’un des plus remarquables est le fils du sculpteur Jean de Thoiry, auteur du tombeau de Charles VI et de sa femme Isabeau de Bavière. Le gisant de Charles VI est notamment bouleversant de beauté et de subtilité.

Conserve-t-on d’autres vestiges monumentaux du règne de Charles VI à Paris ?
Les parties supérieures de Vincennes, mais il s’agit d’une construction et non pas d’une création. Les hôtels particuliers constituent la grande nouveauté de son règne. C’est l’époque où apparaît la demeure aristocratique, qui s’inspire de la première grande résidence urbaine, l’hôtel Saint-Pol, édifié par Charles V près de la Bastille. Mais il ne reste aucun bâtiment de ce qui fut la plus grande demeure urbaine de cette époque en Europe. Les appartements du roi, de la reine et du dauphin, indépendants mais reliés par des galeries, faisaient partie de cet ensemble, emblématique d’un nouvel art de vivre. Les pièces chauffées et lambrissées y font leur apparition, ainsi que les « chauffe-doux », ancêtres de la salle de bains. Cet hôtel impressionna beaucoup les contemporains, à tel point que les princes aux fleurs de lys et les grands seigneurs résidant à Paris en firent construire de semblables – ainsi les ducs de Berry (l’hôtel de Nesle), de Bourgogne (l’hôtel d’Artois, dont ne subsiste que la tour de Jean sans Peur) ou d’Orléans. Ces demeures, qui ont toutes disparu, donneront naissance un peu plus tard au véritable hôtel particulier, entre cour et jardin. Il s’agit ainsi d’une période très difficile à définir sur le plan matériel car il ne reste rien ou presque de l’exubérance et de l’effervescence architecturale dont parlent les textes.

En l’absence de vestiges, que nous apprennent les enluminures (notamment les Très riches heures du duc de Berry) sur l’architecture de cette époque ?
Les Très riches heures datent du règne de Charles VI, mais reproduisent des monuments plus anciens. Elles évoquent en outre seulement quelques bâtiments : Vincennes, le Louvre et le palais de la Cité.

Le style gothique flamboyant est-il une innovation du règne de Charles VI ?
À mes yeux, il est antérieur et remonte à l’époque de Charles V. La chapelle de Vincennes, manifeste de cette nouvelle époque, date de son règne. Et, ce qui importe selon moi, c’est la date de conception et non celle de la réalisation. Mais tous les historiens ne partagent pas mon opinion. Le gothique flamboyant est une remise en cause du style traditionnel illustré par la Sainte-Chapelle, le gothique rayonnant. Cette architecture ne s’explique que par la présence du métal, qui renforce une grande partie de la maçonnerie. Or, au XIVe siècle, on s’aperçoit que ce métal est de mauvaise qualité, qu’il rouille et se dilate. Il est alors abandonné au profit de la stéréotomie, une taille des pierres si bien agencée entre elles qu’elles se tiennent sans le soutien du métal. On arrive à dessiner des formes très compliquées, dans un réseau resserré. Cette innovation capitale fait ainsi son apparition sur les chantiers royaux « parisiens » avant de connaître une grande diffusion.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°189 du 19 mars 2004, avec le titre suivant : Alain Erlande-Brandenburg : « Une période d’exubérance »

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