Art contemporain

Le jeu video est-il une nouvelle forme d’art ?

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 5 septembre 2023 - 1749 mots

Signe de sa légitimation en tant que pratique culturelle, le jeu vidéo s’expose à Lille, Metz ou Düsseldorf. Pourtant, s’il emprunte aux codes de l’art, s’agit-il pour autant de création artistique ? La question est posée.

Lie in my Heart, jeu conçu par Sébastien Genvo en 2019, s’inspire d’événements réels et propose une réflexion sur l’autobiographie vidéoludique. © Expressive Game
Lie in my Heart, jeu conçu par Sébastien Genvo en 2019, s’inspire d’événements réels et propose une réflexion sur l’autobiographie vidéoludique.
© Expressive Game

Il suffit d’embrasser l’actualité culturelle pour constater que, à première vue, la légitimité artistique du jeu vidéo ne fait plus guère débat. Campé en « 10e art » par le ministère de la Culture, intégré en 2019 au pass Culture, il est, en cette rentrée, au cœur d’une série d’expositions. Au Palais des beaux-arts de Lille, la 8e édition d’Open Museum donne ainsi carte blanche à deux studios français, Ankama et Spiders, pour dialoguer avec les collections permanentes. De son côté, au Centre Pompidou-Metz, le critique d’art commissaire de l’exposition Hans Ulrich Obrist souligne son impact sur la création contemporaine. « Worldbuilding n’est pas une exposition sur le jeu vidéo », prévient pourtant le commissaire star. Casques de VR, images 3D, bornes d’arcades et manettes : à première vue, rien ne manque. Si ce n’est que les œuvres du parcours sont pour l’essentiel des projections, des installations ou des films en VR. Non seulement les « vrais » jeux, qui supposent la participation d’un joueur, sont plutôt rares, mais ils s’attachent surtout à en défaire les règles ou à en entraver l’action (voir encadré p. 45). De l’aveu de Hans Ulrich Obrist, l’enjeu de l’exposition est ailleurs : « Un des objectifs est de déjouer les stéréotypes, le sexisme et le racisme très présents dans les jeux vidéo. » Surtout, il s’agit de tirer parti de leur extraordinaire popularité : « Le monde du jeu vidéo, avec ses trois milliards de joueurs partout sur la planète a une sphère d’influence énorme, note le critique d’art. Le mettre en lien avec l’art contemporain me paraît extrêmement productif. »

toucher de nouveaux publics

Parce qu’il est populaire, le jeu vidéo constitue pour les institutions une porte d’entrée vers le musée. « Le jeu vidéo est incontournable, car il fait partie des pratiques culturelles des plus jeunes, explique Bruno Girveau, directeur du Palais des beaux-arts de Lille. En donnant carte blanche à deux studios français pour la 8e édition d’Open Museum, nous savions qu’on pouvait attirer un autre public. » À ce jour, le pari est déjà gagné : « Nous voyons beaucoup de jeunes et de primo-visiteurs, qui ne viennent pas forcément voir d’autres expositions », note Bruno Girveau. Même constat pour Hans Ulrich Obrist : « Quand Kaws a infiltré artistiquement le jeu Fortnite, en 2022, son exposition virtuelle a reçu 150 millions de visiteurs en deux semaines ! Nous avons alors vu converger un public plus jeune à l’exposition New Fiction, qui se tenait parallèlement à la Galerie Serpentine. »La place du jeu vidéo dans les pratiques culturelles pourrait ainsi expliquer l’attrait des institutions artistiques pour l’interactivité et l’immersion. Si bien qu’on finit par se demander si leur volonté de lui faire enfin une place signe moins sa reconnaissance en tant que discipline artistique que la « ludification » d’espaces d’art en quête de nouveaux publics. À Lille, l’exposition Open Museum affiche ces deux objectifs. « Nous avons voulu montrer que le jeu vidéo est aujourd’hui une forme d’art, explique Bruno Girveau. Le parcours de l’exposition dévoile donc les façons de le concevoir et montre ses similitudes avec les beaux-arts. » Dans les collections permanentes, les studios Spiders et Ankama soulignent cette porosité : « Un peu à la manière du cinéma, le jeu vidéo mobilise tous les arts qui existent, de l’architecture à la musique, mais y ajoute l’immersion », explique le dessinateur Xavier Banteignie, alias Mary Pumpkins, Designer pour le studio Ankama.

Une forme de narration très particulière

Forcément collective, la création d’un jeu vidéo mobilise en effet une équipe plus ou moins nombreuse, dont les membres viennent de champs divers (programmation, littérature, bande dessinée, peinture ou musique). Mais sa spécificité vient de ce que ces disciplines sont au service d’un même objectif : le gameplay. Cet anglicisme – ils sont nombreux dans dans ce secteur – désigne, selon Sébastien Genvo, professeur à l’université de Lorraine et auteur de Jeux vidéo, la découverte dynamique des règles du jeu dans l’action. On pourrait le traduire par « jouabilité », ou encore par « fluidité du jeu ». Il est en tout cas l’alpha et l’oméga de toute création vidéoludique et dessine un territoire artistique propre : « Le but d’un jeu vidéo est selon moi de faire voyager les gens, de les amener à vivre une expérience dont ils sont le cœur, explique Jehanne Rousseau, cofondatrice et directrice de création du studio Spiders. Cet objectif détermine des choix qui vont rendre l’expérience unique. En découle une narration très spécifique, qui justifie de faire du jeu vidéo un art à part entière, même s’il reste lié aux autres arts. » Le récit, les décors, la musique, le graphisme, les mouvements, etc. : dans un jeu, tout est au service du joueur. « C’est par le gameplay qu’il développe une certaine vision du monde, note Sébastien Genvo. À la différence d’un film, il faut s’y impliquer pour que les règles se déroulent. »Un art sans artistes ?Cette particularité explique sans doute la ligne de partage qui distingue encore le jeu vidéo des neuf autres arts, et donne l’impression qu’ils forment des mondes distincts, où l’un est occupé par les grandes questions existentielles, politiques et sociales et où l’autre est voué au simple divertissement. L’attention portée à l’expérience ludique défie d’abord la manière dont on conçoit l’artiste dans les sociétés contemporaines : « J’ai travaillé avec des auteurs de roman et des réalisateurs, et leur principal problème est d’intégrer un joueur inconnu à la narration, explique Jehanne Rousseau. Que le créateur ne soit pas au centre de l’expérience implique une certaine humilité : son œuvre peut voler en éclat, elle peut être remaniée ou modifiée par le joueur. » À cet égard, il est révélateur que les rares auteurs identifiés de jeux vidéo, comme Hideo Kojima, Peter Molyneux ou Notch, ne doivent pas leur notoriété aux qualités esthétiques de leurs créations, mais bien à leurs innovations en matière de grammaire ludique. « Plus le gameplay est original, plus il y a de chance qu’il y ait un auteur derrière », affirme Hugues Dufour, game designer et auteur de La Civilisation virtuelle : nouvel horizon du jeu vidéo (éditions Fyp).

Peut-on exposer le jeu vidéo ?

Dernière difficulté, l’interactivité du jeu vidéo et sa manière propre d’immerger le joueur dans un monde simulé s’exposent difficilement. « Au Palais des beaux-arts de Lille, l’interactivité a été très complexe à valoriser, rapporte Jehanne Rousseau. Un musée est un lieu où le seul sens sollicité est la vue. Y introduire le jeu vidéo vient bouleverser les usages, mais aussi l’espace d’exposition. L’immersion, par exemple, n’est pas simple à mettre en œuvre, car l’espace est donné d’avance et ne se modélise pas comme dans un jeu vidéo. ». À l’inverse, même si elles ont nécessité une médiation particulière, notamment pour expliquer aux visiteurs le fonctionnement des manettes, les œuvres de Worldbuilding se prêtent bien mieux à la monstration. « Les jeux vidéo conçus par l’industrie sont faits pour être joués à domicile ou sur un portable, explique Hans Ulrich Obrist. Les artistes, eux, réfléchissent au médium de l’exposition. Ils s’intéressent à une réalité mixte entre le numérique et l’analogique, et proposent des environnements physiques, tactiles, multiécran, voire des installations. Ce sont des expériences qu’on ne peut pas faire chez soi. » Faut-il alors renoncer à exposer le jeu vidéo ? Et si oui, sa légitimation en tant que discipline artistique à part entière peut-elle se passer d’une monstration au sein des espaces d’art ? « Les manières d’exposer les jeux vidéo deviendront d’autant plus intéressantes qu’on s’affranchira de la nécessité de démontrer leur légitimité artistique », assure Sébastien Genvo. Un exercice d’équilibriste, qui pourrait aussi permettre de transformer l’image élitiste dont pâtit aujourd’hui le monde de l’art. « On coupe tout un public de l’art en le survalorisant, affirme Jehanne Leroux. De ce fait, certains joueurs pensent que le jeu vidéo ne doit surtout pas être reconnu comme un art, car il perdrait alors son caractère populaire. »

Worlbuilding, au Centre Pompidou-Metz 

Le jeu vidéo peut-il accéder au rang d’œuvre d’art à condition de cesser d’être un jeu ? La question se fait toujours plus lancinante à mesure qu’on parcourt Worldbuilding. Le jeu vidéo y apparaît le plus souvent comme une simple influence esthétique et culturelle, rarement comme un objet artistique en soi. Il faut dire qu’il est en creux décrit comme un divertissement charriant toutes sortes de stéréotypes, que les artistes contemporains en prise avec les grandes luttes politiques du moment (inégalités de genre, racisme, écologie, etc.) seraient les seuls à pouvoir déconstruire. Convoqué au Centre Pompidou-Metz pour sa capacité à rassembler des publics très divers dans le monde entier, il y paraît systématiquement déconsidéré pour défaut d’inclusion. L’exposition semble en effet oublier qu’il existe des jeux vidéo politiques ou simplement « expressifs », où les inégalités, la destruction de l’environnement, les modes de production, etc. sont éprouvés en acte, et non comme simples représentations, via les choix face auxquels sont placés les joueurs. Surtout, en fait d’inclusion et d’ouverture au public, Worldbuilding est loin d’être exemplaire, puisque sa volonté de faire place à toute la diversité des artistes et des publics ne va pas jusqu’à sous-titrer les œuvres, dont la plupart sont de facto inaccessibles aux visiteurs non anglophones.

Stéphanie Lemoine


Conserver les jeux vidéo, un vrai casse-tête 

La légitimation artistique du jeu vidéo suppose aussi que les institutions l’intègrent à leurs collections. C’est déjà le cas : en 2013, le MoMA (New York) faisait l’acquisition de 14 jeux vidéo. Quant à la BnF, qui est chargée du dépôt légal des jeux vidéo édités en France, elle en conserve plus de 20 000, soit l’une des plus grandes collections au monde. Conserver un jeu vidéo constitue pourtant un immense défi. D’abord parce que cet objet culturel est aussi un objet technologique. À ce titre, il est soumis à une double obsolescence, celle des supports de jeux et celle du graphisme qu’on mesure à l’écart entre l’aspect ultrapixellisé des premiers jeux et l’hyperréalisme des productions contemporaines. Évidemment, son interactivité complique encore l’affaire : si c’est l’expérience du jeu qui fait sa spécificité, comment garder une partie, forcément unique et pourtant la seule actualisation possible d’un jeu ? Enfin, comment conserver des jeux vidéo dont le mode de diffusion dominant aujourd’hui est Internet, avec ce que cela suppose de dématérialisation et d’interactions avec d’autres joueurs ? Bref, la conservation du jeu vidéo ouvre un champ immense aux archivistes et aux chercheurs et remodèle entièrement le contour de leurs activités. Stimulant défi !

Stéphanie Lemoine

À voir
Open Museum jeu vidéo,
jusqu’au 25 septembre 2023, Palais des beaux-arts de Lille, place de la République, Lille (59). pba.lille.fr

Worldbuilding, art et jeu vidéo à l’ère digitale,
jusqu’au 15 janvier 2024, Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, Metz (57), centrepompidou-metz.fr
Jeux de guerre,
automne 2023, Centre d’histoire du Mémorial 14-18 de Notre-Dame-de-Lorette, Souchez (62), memorial1418.com
À Lire
« Introduction aux théories des jeux vidéo, »Sébastien Genvo et Thibault Philippette (sous la direction de),
Presses universitaires de Liège, 2023.
À Lire
« La Civilisation virtuelle : nouvel horizon du jeu vidéo, Hugues Dufour,
éditions Fyp, 2018.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°767 du 1 septembre 2023, avec le titre suivant : Le jeu video est-il une nouvelle forme d’art ?

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