Patrimoine immatériel - Unesco

Chronique

Vous avez dit « immatériel » ?

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 14 novembre 2019 - 642 mots

Patrimoine. C’est une histoire en deux temps et trois mouvements. Au commencement sont les « monuments historiques ».

Il nous paraît si évident aujourd’hui de célébrer les cathédrales gothiques ou les bouches de métro d’Hector Guimard, de les « classer » et de les protéger contre la décrépitude, le vandalisme ou l’altération, que nous finissons par oublier que, dans un pays pourtant pionnier comme la France, il a fallu attendre 1830 pour qu’on se préoccupât de mettre en place une législation, une administration et une expertise en ce domaine. Une centaine d’années plus tard, plusieurs pays – en tête desquels, cette fois, l’Allemagne ou les États-Unis – avaient déjà élargi l’idée de « patrimoine » – le mot mettra encore du temps à s’imposer – à ce qui relevait de la « nature ». La France parlera de « sites », la sensibilité germanique s’avancera même à parler en termes de « monuments naturels ».

Dès lors la cause parut entendue. On pouvait, du coup, se quereller sur les frontières chronologiques de la reconnaissance et sur la typologie des objets reconnus. D’un côté, plus le temps passait, plus le patrimoine se faisait « moderne » – la villa Savoye (Le Corbusier), par exemple, dès 1965. De l’autre, plus notre sensibilité s’ouvrait à une lecture « culturelle » de notre environnement, plus le vernaculaire, l’industriel, le commercial se retrouvaient admis dans le saint des saints des monuments (les « lieux de mémoire ») protégés : le ministère Lang frappa un grand coup en classant toute une série de décors de magasins, grands et petits. Plus subtilement enfin, la doctrine du patrimoine allait se modeler sur l’évolution générale du goût esthétique et, après avoir fait ses dévotions au Mouvement moderne, prendre aussi en considération les styles rejetés par lui : à ce titre le classement (1978) de la gare d’Orsay permit le sauvetage de toute une sensibilité « XIXe siècle », jusque-là en grand péril.

On pouvait penser que désormais le système allait fonctionner sans à-coups. C’était sans compter une nouvelle révolution, venue des sociétés extra-occidentales et dont l’arène allait être l’Unesco. De plus en plus nombreuses furent en effet, à partir de ce moment, les voix, d’Afrique en particulier, qui se firent entendre pour objecter à cette logique patrimoniale, issue de l’Occident romantique, selon laquelle un grand nombre de cultures s’exprimaient moins dans la matérialité d’un édifice que dans la tradition d’une pratique : un certain style de danse ou de jeu, une certaine recette de cuisine, une forme de sociabilité. Le Japon intervint à ce stade pour offrir au monde l’un de ses particularismes les plus significatifs : l’invention – après la Seconde Guerre mondiale et sa terrible défaite, le point mérite d’être souligné – du « trésor national vivant », autrement dit un individu ou un groupe supposé porteur d’une expertise rare et, parfois, menacée de disparition, depuis le kabuki jusqu’à telle ou telle technique de céramique.

L’Unesco ouvrit donc, en 2006, un nouveau registre, à côté de celui ouvert en 1978 qui délimitait encore un « patrimoine de l’humanité » au sens classique. Il s’agissait, cette fois, de mettre en lumière – souvent pour en souligner la fragilité, face aux évolutions économiques et culturelles modernes – ces « arts » au sens étymologique du mot, autrement dit ces « savoir-faire », plus ou moins immémoriaux. L’ironie de la chose est que si, à cette occasion, les pays déficitaires sur le plan patrimonial ont pu faire reconnaître plusieurs de leurs traditions, les pays industrialisés se sont, à leur tour, empressés de candidater – une manière, aussi, pour un pays centraliste comme la France, de valoriser son « outre-mer », du cantu corse au maloya réunionnais.

L’enjeu, on l’aura compris, n’est pas de simple fierté nationale ou locale. Il confirme l’élargissement de la notion même de « culture », la coexistence de la singularité artiste et du savoir collectif du charpentier ou du parfumeur. On pense à la fameuse phrase de Robert Fillou : « L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. »

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°533 du 15 novembre 2019, avec le titre suivant : Vous avez dit « immatériel » ?

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