Londres : le Victoria consacre la photographie

Le seul musée européen où l’on puisse voir une Histoire de l’image fixe

Le Journal des Arts

Le 8 juillet 1998 - 1369 mots

On a longtemps reproché au Victoria and Albert Museum de ne pas mettre en valeur sa collection de photographie, l’une des plus importantes au monde avec celles du Metropolitan Museum, du Musée d’art moderne à New York, et du Getty à Los Angeles. Cette lacune est enfin réparée avec l’ouverture de salles permanentes. C’était pourtant ce même musée qui, en 1858, avait organisé la première Exposition internationale de photographie. Mark Haworth-Booth, responsable du département, commissaire de l’exposition inaugurale et auteur du catalogue La photographie, un art indépendant : photographies du Victoria and Albert Museum 1839-1996, s’explique sur la genèse de cette galerie et ses projets.

LONDRES (de notre correspondant). Entré au Victoria and Albert Museum (V&A) en 1970, au département des prêts, Mark Haworth-Booth avait pu la même année exposer, pour la première fois en Europe, les photographies de l’US Farm Administration Service, devenues célèbres depuis. Cette exposition a été suivie en 1975 d’une autre consacrée aux paysages du XXe siècle choisis par Bill Brandt. Mark Haworth-Booth a également commencé à acheter auprès de photographes contemporains, comme Bernhard et Hille Becher, Roger Mayne, Don McCullin, Hamish Fulton... En 1977, Roy Strong, directeur du V&A, a rattaché la photographie au département des Estampes et Dessins, dont Mark Haworth-Booth est devenu le conservateur. Sa première décision a été de récupérer les centaines de photographies historiques qui étaient à la bibliothèque – il ne faut pas oublier que dans les années 1850, Roger Fenton, qui fut le premier photographe de guerre, était aussi le photographe des objets d’art du musée. Il a ensuite complété la collection par de nouvelles acquisitions, certaines audacieuses, telle l’imposante installation d’Helen Chadwick, The Oval Court, réalisée en 1986 et achetée deux ans plus tard. La première exposition du nouveau département de Photographie s’attache à l’histoire de la collection. Financée par Canon, le fabricant d’appareils photos, elle s’inscrit dans le cadre de Photo 98, qui célèbre sur le plan national la photographie et l’image électronique.

Comment s’est manifesté le soutien de Canon à ce département ?
En 1994, nous avons décidé d’installer la galerie de Photographie dans cet espace, et notre première conversation avec Canon a eu lieu en mai 1996. Nous avons signé le contrat, d’une valeur de 1,2 million de livres sterling, en juin 1997. Tout s’est donc passé assez vite. Le budget est essentiellement consacré au service pédagogique et à la promotion. Il couvre aussi des coûts d’exposition, l’encadrement par exemple, et nous a permis la publication d’un guide. Depuis ma nomination au département des prêts, en 1970 – année où je suis allé à New York et ai vu le Musée d’art moderne –, j’ai toujours pensé qu’il fallait un espace d’exposition séparé. Et aujourd’hui, vingt-huit ans plus tard, avec un peu d’aide de la part de Canon, c’est fait ! Nous avons réduit d’environ un tiers l’espace d’exposition du V&A pour créer cette galerie permanente de Photographie. Nous sommes ravis qu’elle soit aussi facilement accessible, le long d’une des principales artères du rez-de-chaussée.

Y a-t-il certaines photos exposées ici qui ne sont pas dans votre catalogue ?
Elles y figurent toutes, mais certaines ont été reproduites à un format réduit. C’étaient des illustrations plutôt que des planches, alors qu’ici vous les voyez telles qu’elle sont, dans leur format réel. Il est très agréable de disposer d’un espace aussi vaste, où les photographies apparaissent individuellement, comme des objets. L’accrochage a produit quelque chose de très curieux. Jamais je n’aurais cru que nous aurions pu juxtaposer Atget et Paul Strand : en fait, ce sont les deux images les plus opposées de la section et elles fonctionnent très bien ensemble.

Comment votre ouvrage a-t-il été accueilli ?
Très bien. Cependant, un critique m’a reproché de montrer des œuvres déjà bien connues des familiers des musées. Il faisait allusion à The Dream (1869) de Julia Margaret Cameron. Mais je cite dans mon livre des lettres récemment découvertes au sujet de la dégradation de ses négatifs, que l’on remarque aux rayures très fines qui apparaissent sur le voile de la photographie. J’utilise certes une image bien connue, mais je la montre sous un jour nouveau. On m’a reproché la même chose à propos de la photographie de Muybridge, estimée trop connue. Pourtant, je ne crois pas que cette version du couple qui danse (complètement ha­billé, au contraire de la plupart des photos d’Animal loco­mo­tion) soit connue d’un large public. En outre, le public ne se compose évidemment pas seulement des habitués des musées. J’essaie aussi d’atteindre des personnes qui n’y sont peut-être jamais entrées. Ce lieu est en fait le seul en Europe où l’on puisse voir une Histoire de la Photographie.

La conservation et le stockage de la collection posent-ils problème ?
Oui, parce que la photographie est différente de tout le reste. Il faut des supports spéciaux et ainsi de suite. Heureusement, notre collection a été plutôt bien traitée depuis les années 1850.

Cette exposition utilise tout l’espace mais, à l’avenir, une exposition semi-permanente aura lieu à côté d’expositions à thème.
Tout à fait. C’est déjà un peu le cas, car The Oval Court, l’installation d’Helen Chadwick est une exposition particulière, comme elle l’était déjà à l’époque. Nous l’avons acquise il y a deux ans seulement, après sa première exposition à l’Institut d’art contemporain, et je pense que c’est l’œuvre qui définit notre collection. Le portrait de Francis Bacon par John Deakin, précédant immédiatement l’installation d’Helen Chadwick, est encore une des heureuses surprises de l’accrochage. Helen, qui se préparait à devenir archéologue, a décidé de changer d’orientation après avoir vu une exposition Bacon. C’est une œuvre in­croyable, d’une réalisation extrêmement laborieuse, comme si une couturière avait réussi à exécuter à tout petits points une seule pièce sans couture visible.

La dernière partie de l’exposition, comme le livre, ne comprend que des photographies couleurs.
On m’a reproché d’être politiquement correct dans cette dernière partie, alors que mon propos était de montrer que la photographie a été utilisée à des fins politiques. À l’ère de l’après-télévision, elle assume un rôle différent et se radicalise : elle remet en question des valeurs, en promeut d’autres qui sont contestées, se joue des conventions de la mode et des portraits de célébrités ; elle remet même en question le médium lui-même, comme le fait David Hockney. Quant à la couleur, je suis fatigué de l’a priori favorable systématiquement accordé au noir et blanc.

À quel rythme seront organisées les expositions, et quels sont vos projets ?
La première exposition est un peu à part car elle ne durera que six mois. Après ça, “l’Histoire de la Photographie” se poursuivra toute une année, et l’exposition spéciale six mois. Donc, trois expositions par an, ce qui est déjà beaucoup pour une petite équipe comme la nôtre. Il s’agira en fait de rotations de la collection. Nous travaillons sur Cartier-Bresson et sommes en train de choisir les épreuves pour son exposition cet automne : cinquante-cinq photographies prises en Asie et dans les deux Amériques, dont les plus belles ont été réalisées en Inde, en Chine, au Mexique et aux États-Unis. Cet événement couronnera la série d’hommages commémorant son quatre-vingt-dixième anniversaire. La prochaine exposition historique débutera aussi en novembre. En avril, nous aurons Lady Hawarden, car Aperture va enfin publier un ouvrage sur son œuvre. Le V&A possède 775 photographies que sa petite-fille nous a données en 1939. Après cela, nous consacrerons une exposition aux années soixante, émanant de trois fonds d’archives différents. Ils ont tous été oubliés, les photographes sont morts jeunes, nous les réhabilitons donc et faisons de nouveaux tirages de leurs négatifs. Pour l’an 2000, nous mettons au point un projet intitulé “la Photographie et le Temps”. Le temps est un élément essentiel en  photographie, et cette exposition en élucidera différents aspects. On vient de nous donner soixante-dix photographies d’enfants par Harold Edgerton, l’auteur de ces images stroboscopiques de gens tapant dans des ballons de football, des balles de golf, ou encore la fameuse goutte de lait gelée, qui fait com­me une petite couronne. Nous devons aussi étudier le fonds Muybridge. Nous avons donc beaucoup d’expositions à monter !

LA PHOTOGRAPHIE, UN ART INDÉPENDANT, jusqu’au 8 novembre. Catalogue Photography, an independant art : photographs from the Victoria and Albert Museum, 1839-1996, V&A Publications, 208 p., 30 £.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°64 du 8 juillet 1998, avec le titre suivant : Londres : le Victoria consacre la photographie

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