Musée

Musées cherchent artistes régionaux

Les musées en quête de localisme

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 15 novembre 2022 - 2266 mots

De Besançon à Montpellier, en passant par Orléans et Lyon, les musées des beaux-arts développent une nouvelle politique de programmation d’artistes régionaux. Une démarche qui séduit les visiteurs et les élus, tout en répondant aux nécessités économiques et écologiques.

Jean Bardin (1732-1809), Tullie faisant passer son char sur le corps de son père, 1765, huile sur toile, 114 x 145 cm, Mayence, Landesmuseum Mainz. © GDKE RLP / Ursula Rudischer.
Jean Bardin (1732-1809), Tullie faisant passer son char sur le corps de son père, 1765, huile sur toile, 114 x 145 cm, Mayence, Landesmuseum Mainz.
© GDKE RLP / Ursula Rudischer

Le temps où les musées ne juraient que par les vedettes internationales est-il révolu ? À étudier la programmation de grands établissements régionaux, on sent en tout cas qu’il se passe quelque chose. De plus en plus d’institutions mettent en veille les expositions interchangeables et, parfois, un peu artificielles pour privilégier des événements commémorant un temps fort de l’histoire locale, des artistes du cru ou des personnalités qui ont façonné leur identité. Plusieurs musées de premier plan en ont même fait leur signature, que l’on pense à Rennes, à Orléans ou encore à Montpellier, qui consacrait l’été dernier une première exposition à Louis Gauffier, ami proche du fondateur du musée, François-Xavier Fabre. Autant de maisons volontaristes dans cette politique dont les efforts sont salués par un succès critique comme public. Ce phénomène qui s’est récemment accentué est, en réalité, un recentrage dont les raisons sont multiples et complémentaires, scientifiques autant que pragmatiques et économiques. « Clairement, il y a une volonté assez partagée par les musées de s’appuyer davantage sur les collections pour bâtir leur programmation. On observe beaucoup de musées qui se lancent ou, plutôt, se relancent sur ces sujets, car ce sont des catégories de sujets qui existaient déjà, mais qui avaient été un peu négligées pendant un temps », remarque Yohan Rimaud, conservateur au Musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon, commissaire de l’exposition « Le Beau Siècle ». « Il y a plusieurs enjeux qui peuvent se croiser et qui sont de diverses natures. Il y a notamment des discours sur le “localisme” qui nous incitent à examiner quelles sont les ressources disponibles sur place, mais aussi un intérêt accru pour le public qui est essentiellement local. »

Identité et fierté

Nombre de musées partagent ce constat : les visiteurs sont sensibles aux sujets « maison ». À plus forte raison pour les artistes tombés dans les oubliettes de l’histoire de l’art, mais qui ont connu jadis leur heure de gloire. « L’ADN local apporte de toute évidence une valeur ajoutée aux redécouvertes », confirme Olivia Voisin, directrice des musées d’Orléans et commissaire de l’exposition Jean Bardin. « Il y a une appétence des visiteurs de s’approprier leur histoire, une fierté de voir que de grands artistes sont passés par leur ville ou que leur musée conserve leurs œuvres. Nous l’avons observé il y a quelques années avec l’exposition Perronneau qui était la première de cette nouvelle politique de programmation d’artistes liés à Orléans. Sa réception a été excellente. » Cette réorientation axée sur la réémergence de stars locales s’est, de fait, avérée payante, puisque la fréquentation de l’établissement a pratiquement triplé, passant de 25 000 à 70 000 visiteurs par an. « Cette augmentation est aussi due à la fidélisation d’un public qui ne venait pas auparavant. Désormais, il vient parce qu’il sait qu’il va découvrir des artistes qu’il ne voit pas ailleurs, cela crée un sentiment d’exclusivité. Cela façonne l’identité du musée, car cela nous caractérise et nous confère une place dans le panorama des musées français et cela influe aussi sur l’attractivité touristique de la ville. »

Des enjeux territoriaux

Les acteurs locaux ont d’ailleurs bien compris le potentiel touristique que représentent les artistes du terroir. Preuve en est la multiplication de labels et d’événements s’appuyant sur une personnalité associée à un territoire. Il y a quelques années, la Creuse a par exemple bâti une communication bien rodée en se rebaptisant la Vallée des peintres et en mettant régulièrement à l’honneur des créateurs ayant célébré ses paysages. Cette initiative fédérant plusieurs sites et musées avait vocation à faire connaître cette histoire méconnue, mais aussi à changer l’image de ce département. Objectif atteint. Plus largement, on assiste à un repositionnement de plusieurs musées sur les enjeux territoriaux. La récente refonte du Musée d’art et d’histoire Louis Senlecq à L’Isle-Adam a ainsi profondément intégré cette dimension. « Un des principaux axes de notre programme scientifique et culturel est en effet la valorisation des artistes du territoire », souligne Caroline Oliveira, directrice de l’établissement et commissaire de l’exposition Jules Dupré. « C’était une volonté de la municipalité, mais aussi des équipes du musée. Cela s’inscrivait aussi dans la logique de nos collections puisque nous conservons des œuvres d’artistes issus pour la plupart de notre territoire. À travers nos expositions, nous mettons aussi régulièrement en avant des artistes contemporains actifs dans le Val-d’Oise. » Cette stratégie devrait encore s’affirmer avec la mise en place de Destination impressionnisme de la Vallée de l’Oise, une association, créée en 2021 par les villes de L’Isle-Adam, Pontoise et Auvers-sur-Oise, qui a pour ambition de valoriser l’héritage culturel de ce territoire et de développer une programmation artistique et touristique commune à ces trois musées de proximité. Cet automne, l’association présente trois expositions conjointes : Dupré à L’Isle-Adam, Pissarro à Pontoise et Daubigny à Auvers.

Circuits courts

Les élus sont en effet sensibles à ce positionnement sur des enjeux locaux et des partenariats de proximité, à l’heure où les questions d’écoresponsabilité et de sobriété économique pèsent de plus en plus lourd dans la balance. « Tant pour des questions économiques qu’écologiques, il est vrai que l’on nous incite à nous recentrer sur des musées de proximité pour créer des partenariats, confie Sylvie Ramond, directrice générale du pôle des musées d’art MBA/MAC à Lyon. D’autant qu’à Lyon, il y a de longue date une politique volontariste de promotion de la scène historique et contemporaine de la région. » Le MAC met en effet régulièrement en tête d’affiche des artistes nés ou actifs en Auvergne-Rhône-Alpes. Rien que pour l’année 2021, on peut signaler les expositions de Delphine Balley et Christine Rebet, tandis que la Biennale de Lyon met actuellement en valeur de prometteurs artistes du cru tels Maïté Marra et Pierre Unal-Brunet. Les artistes modernes de la région figurent aussi en bonne place dans la programmation du Musée des beaux-arts, notamment dans les réaccrochages de la collection. En créant de l’événementiel à partir de ses collections locales, l’institution a réussi à fidéliser le visitorat, un défi pour les musées. « Le public est vraiment curieux et heureux que l’on mette en avant ses artistes », souligne Sylvie Ramond. Cette politique est aussi plébiscitée par les élus, car elle a aussi un effet collatéral non négligeable : elle dope les acquisitions. « Ces expositions sont un formidable levier pour enrichir nos collections, l’exposition Max Schoendorff a, par exemple, suscité une grande donation de dessins. »

Exploiter un patrimoine

Cet engouement pour les circuits courts séduit en effet de plus en plus d’établissements et de tutelles qui voient dans cette démarche une manière de sortir des seules expositions blockbusters fondées sur des célébrités internationales. La convergence de plusieurs crises, écologiques et économiques, mais aussi les difficultés de prêts entre pays pendant la pandémie ont eu un net impact sur cette réorientation. Alors que tout le monde se serre la ceinture et réfléchit davantage à son empreinte carbone, il apparaît de moins en moins pertinent de faire systématiquement venir des œuvres du bout du monde. A fortiori quand on dispose de ressources incroyables et inexploitées sur place. La principale ressource est ainsi souvent le musée organisateur lui-même, un facteur crucial, alors que les prêts entre musées sont de plus en plus contraignants et onéreux. L’exposition « Le Beau Siècle à Besançon », qui ouvre le 10 novembre 2022, exploite ainsi massivement les collections du musée. « À peu près un tiers de cette exposition fleuve vient de nos collections, détaille son commissaire Yohan Rimaud. L’essentiel des œuvres vient de France, notamment d’institutions de proximité comme la Bibliothèque municipale de Besançon et les Archives départementales du Doubs, qui conservent de superbes dessins inédits, mais aussi de l’université qui nous prête un immense tableau de Louis XIV qui n’était jamais sorti de la faculté. Cela a été l’occasion de le restaurer, comme beaucoup d’œuvres de l’exposition d’ailleurs. » Ces partenariats vertueux sont en effet souvent l’occasion d’étudier, de restaurer et de révéler des pans entiers d’un patrimoine méconnu, à l’image des grands tableaux d’autel prêtés par des petites églises de Franche-Comté qui seront une des découvertes de cette exposition. « J’ai été agréablement surpris car tous les maires et élus de ces petites communes ont été partants pour prêter, et parfois restaurer à leurs frais, des tableaux peu connus et peu visibles, car conservés dans des lieux de culte fermés la majeure partie du temps. Nous avons aussi beaucoup travaillé avec le service des monuments historiques et ce projet a créé une belle dynamique sur le territoire. »

Mobilisation générale

Car, loin d’être des expositions paresseuses et opportunistes, ces manifestations nécessitent au contraire beaucoup de travail pour reconstituer des corpus d’artistes, localiser les œuvres, proposer des réattributions, les publier et les restaurer, c’est-à-dire remplir les missions fondamentales d’un musée, missions parfois négligées dans le cadre d’expositions plus « glamour » alignant des noms ronflants, et donc retrouver du sens. « Cela représente beaucoup de travail, mais c’est une belle aventure dans laquelle on arrive à embarquer tout le monde, remarque Olivia Voisin. Il y a une vraie émulation et une coopération entre confrères pour ce type d’exposition, car nous avons tous conscience de participer à quelque chose d’utile. Les prêts sont ainsi facilités parce que tout le monde a envie que l’exposition se fasse. Par exemple, pour Jean Bardin, nous n’avons pas eu un seul refus, y compris de la part de musées qui sont difficiles en affaires. » La disponibilité des œuvres est en effet un des facteurs qui expliquent aussi cette embellie de projets valorisant des artistes moins célèbres. Les musées se séparent en effet plus facilement d’œuvres moins connues que de leurs fleurons et souvent pour des durées un peu plus longues, car ils sont moins sollicités. Cette accessibilité est loin d’être anecdotique, puisqu’elle permet de proposer des expositions plus longues, ce qui est déterminant pour pouvoir rentabiliser un projet et laisser au public le soin de se réapproprier ses maîtres de proximité.

Besançon redécouvre son grand siècle

Quiconque s’intéresse au XVIIIe siècle connaît l’importance du patrimoine bisontin. La commune a en effet conservé un exceptionnel ensemble d’édifices du siècle des Lumières et les collections de son musée abondent en œuvres majeures de cette époque. Pourtant, aucune exposition n’avait encore été consacrée à cet âge d’or. Le musée corrige cette lacune avec une exposition-fleuve affichant près de 400 pièces au compteur ! Peintures, sculptures, dessins, objets d’art et objets archéologiques donneront à voir la vitalité de cette scène artistique nourrie d’influences variées. Ce projet inédit sera l’occasion de redécouvrir des artistes de premier plan tels Breton, Wyrsch ou encore Gresly.

Isabelle Manca-Kunert

 

« Le Beau Siècle. La vie artistique à Besançon de la conquête à la Révolution (1674-1791) »,

du 10 novembre 2022 au 19 mars 2023. Musée des beaux-arts et d’archéologie, 1, place de la Révolution, Besançon (25). Lundi, mercredi, jeudi et vendredi de 14 h à 18 h, week-end et jours fériés de 10 h à 18h. Tarifs : 4 et 8 €. www.mbaa.besancon.fr

Orléans honore Jean Bardin 

Plus qu’un grand artiste, c’est un pionnier que célèbre le Musée d’Orléans. Peintre d’histoire plébiscité à la fin du XVIIIe siècle, Prix de Rome et dessinateur de talent, Jean Bardin a également été un des tout premiers promoteurs de la démocratisation culturelle. C’est en effet à lui que l’on doit la création du Musée d’Orléans, cinq ans seulement après l’inauguration du Louvre ! De plus, les élèves de l’École supérieure d’art et de design de la ville l’ignorent, mais c’est aussi lui qui a fondé cette institution à la veille de la Révolution. Pour sa toute première exposition, monographique le musée réunit un ensemble exceptionnel de tableaux et de dessins dont certains totalement inédits.

Isabelle Manca-Kunert

 

« Jean Bardin »,

3 décembre 2022 au 30 avril 2023. Musée des beaux-arts, 1, rue Fernand-Rabier, Orléans (45). Du mardi au samedi de 10 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 20 h, le dimanche de 13 h à 18 h. Tarifs : 6 et 3 €. www.orleans-metropole.fr

Dupré célébré chez lui, à L’Isle-Adam 

Pour l’exposition inaugurale de l’association Destination impressionnisme de la Vallée de l’Oise, le Musée d’art et d’histoire Louis Senlecq a logiquement choisi de célébrer Jules Dupré. Le peintre est en effet très bien représenté dans les collections de L’Isle-Adam, sa commune de cœur où il a choisi de passer la moitié de sa vie. La manifestation rassemble une soixantaine d’œuvres prestigieuses racontant sa découverte du Val-d’Oise et détaillant ses thèmes de prédilection, notamment le fleuve, la forêt domaniale et les ciels nuageux du Vexin. L’exposition s’intéresse aussi aux artistes venus dans son sillage peindre la région, à l’instar de son frère Léon et de ses disciples Boulard et Bureau.

Isabelle Manca-Kunert

 

« Jules Dupré »,

jusqu’au 5 février 2023. Musée d’art et d’histoire Louis Senlecq, 31, Grande-Rue, L’Isle-Adam (95). Du mercredi au dimanche de 14 h à 18 h. Tarifs : 3,5 et 4,5 €. www.musee.ville-isle-adam.fr

Perpignan redécouvre Monfreid 

C’est un talentueux enfant du pays que met à l’honneur le Musée d’art Hyacinthe Rigaud. Personnalité importante au tournant des XIXe et XXe siècles, et ami intime de Gauguin, le Catalan George Daniel de Monfreid (1856-1929) bénéficie de sa première rétrospective à Perpignan. Cet événement qui célèbre enfin, jusqu’au 31 décembre, la carrière du peintre post-impressionniste met à profit les collections des musées d’Occitanie, notamment ceux de Béziers, de Narbonne et d’Albi, sans oublier Perpignan, qui a récemment acquis le bel Autoportrait à la veste blanche reproduit ce mois-ci en couverture de L’Œil.

Isabelle Manca-Kunert

 

« Monfreid sous le soleil de Gauguin »,

Musée d’art Hyacinthe Rigaud, Perpignan, jusqu’au 31 décembre, www.musee-rigaud.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°759 du 1 novembre 2022, avec le titre suivant : En France, les musées en quête de « localisme »

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