L’expression de la créativité n’a pas d’âge. Branches brûlées utilisées pour dessiner sur les parois rocheuses, pinceaux faits de poils et de plumes dès la Préhistoire… L’artiste a toujours entretenu une relation bien particulière à son matériel. Mais comment est-on parvenu à cette profusion de couleurs, à cette diversité de produits qui s’offre à nous lorsqu’on franchit le seuil d’un magasin de beaux-arts ?

C’est indéniable, matériels de qualité et instruments innovants ne seraient rien sans un génie créateur derrière. Celui du chimiste, du marchand qui, plus qu’un simple fournisseur, s’adapte sans cesse aux exigences techniques ou esthétiques de l’artiste. Sans les conseils avisés du marchand Édouard Adam, qui pointe les propriétés uniques du pigment bleu d’outremer à un Yves Klein hésitant, l’iconique « bleu Klein » aurait-il été le même ? Et comment penser l’œuvre de Vincent Van Gogh sans considérer le lien indéfectible qui l’unit au père Tanguy, broyeur de couleurs qui lui apporte un soutien sans faille ? C’est au XVIIIe siècle qu’émerge cette profession bien particulière : celle des marchands de couleurs. Jusqu’ici, les artistes se rendaient chez leur marchand-apothicaire afin d’acheter des pigments, qu’ils broyaient eux-mêmes pour fabriquer leurs propres teintes. Lorsque le peintre Jean-Siméon Chardin (1699-1779) installe son atelier dans un petit appartement, au-dessus de la boutique de l’apothicaire Charles Laclef, il se tourne bien vite vers ce dernier pour lui confier le broyage des pigments. Leur rencontre signe le début d’une amitié, mais aussi la création d’une industrie spécialisée dans la production de couleurs : en 1720, l’apothicaire finit par fonder ce qui devient, par la suite, la maison Lefranc Bourgeois. Peu à peu, la professionnalisation du métier prend son essor, et nombre de marchands se spécialisent dans la confection d’un produit précis. En 1793, Monsieur Parent ouvre sa fabrique de pinceaux non loin du pont Neuf, donnant naissance à la marque Raphaël. Dès 1761, Faber-Castell se spécialise dans la production de crayons près de Nuremberg. Il en est de même pour l’entreprise Conté, qui voit le jour lorsque le peintre et chimiste Nicolas Jacques Conté (1755-1805) invente, en 1795, le crayon tel qu’on le connaît aujourd’hui.
En améliorant le matériel existant, en en créant du nouveau, ces brillants scientifiques révolutionnent en profondeur la pratique artistique. « Sans les couleurs en tubes pas de Cézanne, pas de Monet, pas de Sisley, pas de Pissarro, pas ce que les journalistes devaient appeler l’impressionnisme », rappelait Auguste Renoir (1841-1919) vers la fin de sa vie. Et pour cause, lorsque le tube de peinture métallique est créé par le peintre et inventeur américain John Goffe Rand (1801-1873) en 1841 – puis perfectionné par Lefranc Bourgeois qui invente le bouchon à pas de vis –, la pratique en plein air est rendue possible. Les peintres abandonnent les vessies de porc qu’ils utilisaient pour conserver la peinture, bien peu pratiques à transporter. Munis de leurs nouveaux tubes, de leur chevalet pliable, ils peuvent désormais quitter leurs ateliers confinés pour peindre en extérieur, sur le vif. Ainsi naît l’impressionnisme. De là, les produits se diversifient, les gammes s’élargissent pour répondre à une demande croissante. « J’ai enfin retrouvé mon beau jaune de Naples qui ne ressemble en rien à tous ces jaunes de Naples de toilette que j’employais depuis quelque temps », se réjouit le peintre Jean-François Millet (1814-1875) en découvrant le jaune vif mis au point par Lefranc Bourgeois, qu’il utilise dès lors pour créer une lumière plus douce dans ses tableaux. Et lorsque Gustave Sennelier, passionné de chimie et de dessin, achète son magasin de couleurs quai Voltaire, à Paris, en 1887, non loin d’ateliers d’artistes, il se constitue lui aussi une clientèle fidèle. Cézanne, Sisley, Gauguin ou encore Fantin-Latour poussent régulièrement la porte de la boutique, séduits par la qualité des pigments proposés. Nombre d’inventions découlent alors d’une demande spécifique de l’artiste. Lorsqu’Edgar Degas (1834-1917) se rend dans la boutique Sennelier, c’est avec une requête bien précise. Il souhaite qu’on lui fabrique des pastels secs dans une gamme de bruns. Le matériau idéal pour travailler vite, ne pas devoir attendre que la couleur sèche tout en faisant ressortir la blancheur du tutu de ses danseuses. Gustave Sennelier s’attelle alors au défi, concevant une toute nouvelle gamme de 700 tons de pastels parmi lesquels 30 couleurs spécialement créées pour Degas. De même, lorsque Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) réclame un papier au grain particulier, qui retient bien les pigments, la famille Montgolfier – qui a fondé la papeterie Canson en 1557 – met au point le papier vergé.

Loin de s’étioler, cette fructueuse collaboration se renforce au XXe siècle, alors que les artistes cherchent à explorer de nouveaux supports, de nouvelles techniques. Les exemples sont légion. Sennelier commercialise de grands tubes de 250 ml pour s’adapter aux grands formats de Nicolas de Staël, Jackson Pollock, Willem De Kooning… Sur la demande de Pablo Picasso (1881-1973), la maison met aussi au point un pastel gras (*), à la texture et à l’intensité toute particulière. Pour répondre aux besoins des théâtres et des opéras, Lefranc Bourgeois lance la Flashe en 1954, une peinture très mate et couvrante qui permet de repeindre rapidement les décors. Une innovation qui séduit aussitôt Victor Vasarely (1906-1997), maître de l’art optique, qui se la réapproprie en travaillant avec les chimistes de la maison. « Pour fêter les 70 ans de la Flashe, nous avons invité six artistes internationaux à créer leur propre couleur en collaboration avec nos chimistes, précise Marie Vincent, la responsable de la communication de Lefranc Bourgeois. Si nous les avons choisis, c’est parce que chacun d’entre eux a sa propre histoire avec Lefranc Bourgeois. C’est vraiment la relation avec les artistes qui nous guide dans tout ce qu’on fait. » Une relation qui, au fil du temps, a bien évolué. Désormais, les marques maintiennent ce dialogue à travers des éditions limitées, des gammes signatures. Lorsque le couturier Karl Lagerfeld rencontre le comte Faber-Castell, après avoir créé une sublime robe de mariée pour sa femme, commence une longue collaboration qui se solde sur le lancement de la « Karlbox », un coffret design contenant crayons et pastels soigneusement sélectionnés par le créateur. La marque Caran d’Ache, spécialisée dans les instruments d’écriture, lance sa collection « Keith Haring », reprenant les iconiques motifs pop art de l’artiste américain. « Toute la complexité, c’est que le pattern puisse vivre sur nos produits. Alors on a effectué des recherches, on échangeait constamment avec la Keith Haring Fondation… Ce genre de collaboration marche très bien. Mais il faut que ce soit organique et authentique, sinon cela n’a aucun sens », précise un membre de l’équipe Caran d’Ache. « C’est aussi le cas avec nos artistes ambassadeurs, qui représentent chacun une gamme de nos produits et avec qui nous créons du contenu sur les réseaux sociaux, par exemple. C’est l’occasion de faire parler de notre marque, mais surtout de renforcer notre communauté d’artistes, de les soutenir. » À ces collaborations, s’ajoute un soutien à la jeune création. Les marques spécialisées en beaux-arts multiplient les initiatives pour s’ouvrir à de nouveaux publics : organisation de concours, de cours de peinture et de dessin en ligne, partenariats avec des écoles d’art, soutien à des résidences d’artistes… Le tout sans se départir, bien sûr, d’une recherche active en termes d’innovation, pour répondre au mieux aux nouvelles préoccupations et envies des artistes. « Certains produits disparaissent, comme ceux produits à base de plomb. Il faut se remettre sans arrêt en question, se réinventer, trouver des solutions pour que les artistes qui souhaitent travailler comme les anciens ne perdent pas leurs repères. C’est très complexe d’obtenir exactement le même rendu avec de nouveaux produits », pointe Sophie Sennelier, directrice du magasin du quai Voltaire et arrière-petite-fille de Gustave Sennelier. Les fabricants testent les produits avec les artistes et les améliorent en fonction. C’est un dialogue permanent. Et certains artistes font aussi leur petite chimie chez eux, leur propre mélange. Parfois, c’est catastrophique mais d’autres fois, c’est réussi ! Certains viennent alors nous en parler en magasin, et on le fait remonter aux fabricants. » Une interaction qui, après avoir posé les premiers jalons de l’histoire de l’art, accompagne l’évolution encore aujourd’hui.
(*) Contrairement à ce qui a été publié dans L'ŒIL n°788, il s'agissait d'un pastel gras et non tendre.
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Les artistes et leur matériel, l’alchimie créative
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°788 du 1 septembre 2025, avec le titre suivant : Les artistes et leur matériel, l’alchimie créative








